Le 10 avril 2010, à Smolensk — ville russe frontalière où j’ai grandi, un avion s’écrase. Pas n’importe quel avion : à 8h41 (heure de Varsovie) le Tupolev présidentiel polonais, transportant 96 personnalités, dont le Président Lech Kaczyński, s’écrase aux environs de Smolensk, en Russie, alors que le chef de l’état devait se rendre aux commémorations du massacre de Katyn. Les 96 personnes trouvent la mort. Parmi elles, le président polonais Lech Kaczyński, son épouse Maria, presque tous les hauts commandements militaires et des personnalités publiques et religieuses polonaises. Jarosław Kaczyński, frère jumeau du président décédé, déclarait le 1er avril 2022 : « Nous n’avons aucun doute qu’il s’agissait d’un assassinat ». Depuis, nous attendons. Moi aussi, qui vivais encore à Smolensk en 2010, j’aimerais bien comprendre et savoir…
Signification de la catastrophe de Smolensk en 2023, à quelques mois des Législatives
Rappel des faits : le 10 avril 2010 à 8h41 (heure de Varsovie), le Tupolev présidentiel polonais, transportant 96 personnalités dont le président Lech Kaczyński, frère jumeau de Jarosław Kaczyński, président du parti Droit et Justice (PiS), s’écrase aux environs de Smolensk, en Russie, alors que le chef de l’État devait se rendre aux commémorations du massacre de Katyn, où plusieurs milliers de Polonais avaient été massacrés en 1940 par la police politique de Staline.
En 2023, cette catastrophe joue toujours un rôle important dans le contexte sociopolitique et dans l’histoire moderne de la Pologne. En effet, cette tragédie a été un choc profond pour tout le pays. Presque tous les Polonais disent se souvenir de ce qu’ils faisaient le jour-là, permettant au crash du Tu-154 présidentiel de ne pas disparaître de la rhétorique des jeux politiques modernes. Notons qu’il est néanmoins peu souvent utilisé comme instrument de manipulation et d’influence sur l’électorat aujourd’hui.
Avant les élections législatives de 2023, Smolensk apparaît à nouveau sur l’agenda politique du parti au pouvoir. Le 10 de chaque mois, des « miesięcznicy » ont toujours lieu (il y en a déjà eu 155, alors qu’elles auraient dû se terminer à la 96e — soit le nombre de victimes de la catastrophe). De plus, la polémique sur les causes du crash ne s’apaise toujours pas. Le parti au pouvoir pointe du doigt un complot, allant jusqu’à dénoncer un attentat terroriste, tandis que le bloc d’opposition souhaiterait en finir avec la martyrologie en mettant fin aux discussions sur la catastrophe, utilisée à des fins politiques.
Manipulation politique
L’aspect clé est que cette tragédie a permis au PiS de soutenir le concept de martyre d’État et de le rappeler constamment à ses citoyens malgré les années passées. Certes, pour Kaczynski, cette catastrophe était et reste une tragédie personnelle et familiale. Cependant, au cours des 13 dernières années, il a transféré son chagrin personnel à l’échelle de l’État.
Les Polonais n’oublient pas son allocution courte lors d’une session au Parlement adressée à l’opposition : « Je sais que vous avez peur de la vérité, mais n’effacez pas vos visages traîtres avec le nom de mon frère. Vous l’avez détruit, vous l’avez assassiné, vous êtes des salauds ! » C’est le 19 juillet 2017 qu’il a prononcé ces mots, soulignant clairement sa haine personnelle et sa haine étatique.
Version officielle vs version selon PiS
La version officielle est que l’avion s’est écrasé en raison de conditions météorologiques défavorables, et de la pression exercée par le président Lech Kaczynski sur les pilotes, car il ne leur a pas permis d’atterrir en dehors de Smolensk.
Comme je le disais, j’ai vécu à Smolensk pendant toute mon enfance. Je me souviens aussi du brouillard épais et du mauvais temps. Pour moi, il est tout à fait logique que malgré le professionnalisme des pilotes, ils n’aient tout simplement pas pu faire atterrir l’avion sur un aérodrome qu’ils ne connaissaient pas, et qui n’était pas équipé technologiquement.
Le PiS et Jarosław Kaczynski pointent cependant du doigt un complot, un acte terroriste et une explosion à bord de l’avion. Pour développer cette théorie, la soi-disant Commission d’Antoni Macierewicz a été créée, grâce à laquelle ces hypothèses sont apparues, qui, cependant, n’avaient pas de preuves ni de détails. Les médias pro-gouvernementaux accusent l’opposition, et plus personnellement Donald Tusk de collaborer avec le régime de Poutine. Les médias d’État, soit dit en passant, ont construit toute une campagne de propagande autour de ce sujet. De l’autre côté de l’arène politique, l’opposition accuse le PiS de manipuler la société en utilisant cette catastrophe.
Il faut remarquer que dans le contexte de l’agression croissante du régime de Poutine, et principalement dans le contexte de la guerre qu’il a déclenchée en Ukraine, la version d’un attentat terroriste n’apparaît plus comme abstraite à l’opinion publique.
Même si ma mémoire est toujours vivace, même si je me souviens parfaitement des conditions météorologiques à Smolensk ce jour-là, même si j’ai écouté les enregistrements des boîtes noires… je constate qu’il en faut peu pour sortir lentement, du cadre logique. Oui, il en faut peu pour sombrer peu à peu dans les théories de complot.
Les fracas du crash résonnent toujours à Smolensk, mais…
J’ai longtemps vécu longtemps à Smolensk. Comme tous les Polonais, les habitants de Smolensk et moi nous souvenons aussi profondément du 10 avril 2010. Ce trou perdu frontalier russe a intéressé soudainement tous les médias du monde entier, et pour une bien triste raison ! Je me souviens aussi du brouillard, des hélicoptères militaires au-dessus de la ville, des milliers de médias, des fleurs près de l’église polonaise et du centre de la culture polonaise. La Pologne et la tragédie étaient au cœur des discussions des habitants. Je me souviens du deuil national en Russie annoncé dès le lendemain en signe de solidarité avec le peuple polonais.
Plus tard, je me suis rendu plusieurs fois dans cet endroit maudit, où l’avion s’est écrasé pour voir comment ce lieu changeait au fil des ans.
En 2019, par exemple, des panneaux étranges, qui ressemblent à des panneaux routiers, sont apparus. Ni la Pologne ni la Russie n’ont officiellement confirmé les avoir installés. Plus tard, il s’est avéré que l’auteur de ces panneaux était la Fondation régionale de Smolensk pour la réconciliation des peuples (Фонд содействия примирения народов, участвующих в военных конфликтах). Il est d’ailleurs très difficile de trouver des informations sur cette fondation, car elle est introuvable sur Internet, même en russe. De plus, ces tableaux d’information sur le crash sont remplis de communications officielles avec des erreurs grammaticales et orthographiques en russe. Par exemple, au lieu de Москва (Moscou en russe s’écrit Moskva), j’ai trouvé Мосвка (Mosvka). Par ailleurs, il n’y avait pas de place pour la traduction en polonais…
En 2019, ces panneaux surréalistes ont provoqué un scandale diplomatique, débouchant sur la convocation de l’ambassadeur russe Sergei Andreev au ministère des Affaires étrangères polonais. Pourtant, cela n’a abouti à rien, les panneaux sont toujours sur place.
Le lieu est envahi par les buissons, tandis que les terrains à côté étaient et sont toujours occupés par plusieurs salons automobiles. Dans l’herbe, il y a des bougies éteintes et une pierre avec une plaque commémorative, installée en 2010, dans les premiers jours après la catastrophe. Pour certains, cet état de choses serait la preuve qu’il s’agit bien d’un lieu rempli de secrets et que, de toute évidence, on veut cacher la vérité à la population. Pour d’autres, c’est un signe d’indifférence : d’une part, le gouvernement de Poutine en province se fiche royalement de cette catastrophe après 13 ans, et d’autre part, Smolensk n’est devenu rien d’autre qu’un étrange outil de manipulation dans l’agenda politique polonais.
Pour moi, cet endroit est le symbole de l’oubli. Les autorités polonaises ne considèrent pas le lieu du crash comme un lieu de mémoire, il est seulement transformé en un champ de batailles politiques et propagandistes. Les Russes de haut rang, quant à eux, semblent assez indifférents. La corruption noyaute la région, de nombreux responsables politiques et notables y trempent jusqu’au cou. Treize ans après, là où gisaient les corps des Polonais victimes du crash, les terrains ont été partiellement vendus à des entrepreneurs. La présence de ces panneaux bourrés de fautes dont je vous parlais plus haut est aussi étonnante, preuve que de ce côté-là de la frontière, on a une lecture toute différente de ce qui s’est passé le 10 avril 2010.
Aujourd’hui, nous sommes fin avril 2023. Le site de l’accident près de l’aérodrome de Smolensk-Severny est envahi par la végétation, mais dans le hangar où sont conservés les débris du Tupolev présidentiel polonais, le fracas de l’avion résonne toujours… Ses détonations parviennent cycliquement jusqu’en Pologne, alimentant la narration nationale du PiS.
Je vis aujourd’hui en Pologne et, nous, les gens ordinaires, nous observons et attendons de voir comment cette histoire se terminera. Mais est-ce dans l’intérêt du PiS qu’elle se termine ?