Une semaine après la mort de George Floyd, à Minneapolis, suite à une violente interpellation par un policier et une longue agonie, des manifestations ont eu lieu un peu partout, ce week-end, aux États-Unis. Les citoyens crient leur colère et leur indignation face à l’oppression que subissent les afro-américains. Parmi eux, il y avait des Français.
Caroline Aragon vit aux États-Unis depuis presque vingt ans. Un pays qu’elle aime, mais aussi un pays qu’elle filme. Elle est productrice. Cette Française de Brooklyn a participé aux marches de ce week-end. Et elle nous raconte pourquoi.
©️Caroline Aragon
Lepetitjournal.com New York : Qu’est-ce qui vous a motivé à participer à ces marches de protestation ce week-end ?
Caroline Aragon : L’injustice vis-à-vis des populations de couleur et, l’oppression des noirs aux États-Unis est si profonde et omniprésente, qu’il faut un meurtre télévisé par la police, pour que les gens descendent dans la rue. Cela fait tant d’années que mes collègues noirs me racontent les multiples agressions qu’ils subissent, la peur de marcher dans la rue, la peur pour leurs enfants… Simplement parce qu'un policier pourrait les arrêter sans raison ou pire, leur tirer dessus.
Les manifestations de ce week-end sont simplement un point culminant, pas le premier, ni le dernier hélas. Et notre participation, en tant que citoyen(ne) blanc(he), devient indispensable. Etre non-raciste n’est pas suffisant, les changements systémiques demandent des actions anti-racistes. Les citoyens non-oppressés ont un devoir de s’éduquer, de ne pas rester silencieux, de réfléchir sur leur propre privilège, et sur leurs propres actions, qui perpétuent le racisme.
L’article de l’auteur Scott Wood est un excellent exposé de ce besoin de réflexion. J’ai grandi à Paris et dans la banlieue du 93, j’ai étudié la Science politique et la littérature en Afrique du Sud, j’habite à Fort Greene, un quartier très gentrifié de nos jours, mais cependant encore divers par comparaison avec d’autres parties de Brooklyn, car c'était un quartier black de longue date ; mes auteurs préférés comptent Toni Morrison et James Baldwin. Il serait complicite de rester à la maison et de ne rien dire. Visa en jeu, ou pas ! Pandémie de Covid ou pas ! Comme le dit l’expression : you have to talk the talk and walk the walk.
Comment était cette marche, est-ce que les new-yorkais se sont joints dans une démarche pacifique ? Nous avons vu des images violentes dans le pays, mais aussi beaucoup d’images d’union.
Les marches et rassemblements sont foncièrement pacifiques. Les gens sont en colère, mais ne cherchent pas la violence. Les manifestants avaient tous des masques hier, et essayaient de garder leurs distances du fait du Covid. Des associations distribuaient même de l’eau car nous étions debout en plein soleil pendant plusieurs heures sur le parvis du Barclay Center. Les groupes extrémistes qui se rajoutent aux marches, souvent quand le soir vient, sont organisés pour mener à des actes de destruction, mais il faut bien comprendre que leurs buts sont différents. Qu’ils soient d’extrême gauche ou suprémacistes blancs, ce sont des groupuscules qui cherchent à réutiliser la force du mouvement pour d’autres raisons. Ce sont des casseurs semblables qui ont servi à discréditer une grande partie des manifestations des Gilets jaunes en France, par exemple. La violence fait parler d’elle, et les médias en oublient le véritable débat : une journée entière de manifestations pacifiques partout à Brooklyn, à Manhattan, et pratiquement dans tout le pays, mais on ne parlera que des quelques boutiques qui ont été détruites vers 23 heures ou de la voiture qui a été incendiée.
Ce qui m’a cependant surprise à Brooklyn vendredi soir, ou ailleurs à la télévision, c’est le degré de violence auquel la police était préparée. Comme si la violence incroyable que l’on voit comme des instants isolés dans les news, quand un homme ou une femme noirs sont tués, comme George Floyd ou Breonna Taylor, était soudainement visible et dirigée contre toute protestation. Les manifestations demandent justice pour la mort de George Floyd. Un seul des policiers a été incarcéré, les autres qui l’ont observé sans rien dire, ont simplement été suspendus. La demande est simple et légitime : le système judiciaire doit fonctionner également pour tout citoyen, il en va de la fabrique de notre société. Et pourtant…
©️Caroline Aragon
Il y a aussi des images de pillage et de débordements dans la pays, un camion-citèrne qui fonce sur la foule, des voitures incendiées. Vous qui travaillez dans l’industrie du cinéma, est-ce que vous n’avez pas l’impression de vivre un film ? D’ailleurs, la question du racisme est-elle souvent abordée dans le cinéma américain ou du moins, mise en avant ? Peut-être dans la répartition des rôles ?
Non pas vraiment ! Je crois que 2020 jusqu’ici ne cesse de dépasser l’imagination des cinéastes. Même Steven Soderbergh, réalisateur de Contagion, a bien dit qu’il n’avait pas prévu l’irrationnel de notre pandémique mondiale. Je ne suis pas sure que la représentation du racisme dans le cinéma soit à la mesure de sa présence dans la société, franchement. C’est une inégalité insidieuse, ce sont des préjugés tellement ancrés dans la culture.
Mais j’ai souvenir, en 2014, d’avoir vu le film Selma, d’Ava Du Vernay, quelques jours avant celui de Clint Eastwood, American Sniper, et de ma colère de trois jours, quand, lors des Oscars, le second était porté aux nues alors que le premier était presque ignoré. Il y a encore beaucoup de travail à faire : tant d’histoires à raconter car elles ont été effacées trop longtemps.
À ce sujet, je recommande le roman Long Division, de Kiese Laymon. C’est une histoire fantastique et une voix unique, qui mérite d’être grand public.
Vous vivez aux États-Unis depuis presque 20 ans, est-ce que de ce vous observez, vous constatez une montée du racisme ?
Le racisme est culturel autant que politique. Il est disséminé un peu partout dans les disparités économiques, dans les statistiques de l'éducation ou de la santé, comme le montre l’épidémie de Covid. Cela n’a malheureusement pas changé tant que ça en vingt ans. Ce qui est plus dangereux, c’est que le gouvernement de Trump a donné une voix et a légitimé une plate-forme pour les suprémacistes blancs et les extrémistes. Pour chaque statue de soldat confédèré qu’un maire démocrate a enfin enlevé de la place du village, le président a invité la violence des extrêmes droites à venir rejoindre ses rangs.
Vous voyagez beaucoup dans la pays pour votre travail, est-ce que vous observez des distinctions selon les États sur cette question du racisme ?
Bien sûr, le pays est extrêmement divers. Je me souviens d’avoir été tellement surprise de travailler à Atlanta, et de voir les administrations et la mairie de cette grande ville avoir une représentation équivalente à sa population. Cela n’est pas le cas partout même dans des villes dites “progressistes". Au Mississippi ou en Louisiane, le racisme est tellement ancré dans l’histoire atroce de l’esclavagisme, que la ségrégation des espaces, des quartiers demeure palpable. On ne peut pas se leurrer et imaginer que les grandes villes libérales comme New York ou Los Angeles, sont “guéries” du racisme. Les inégalités et les disparités sont aussi flagrantes. Le système judiciaire, depuis les prisons jusqu'à la violence policière, les mettent en lumière à chaque fois.
Est-ce que New York vous parait plus hermétique au racisme ? Plus respectueux des minorités que d’autres États, peut-être plus conservateurs ?
Alors plus hermétique, je ne sais pas… Mais si les événements de ce week-end doivent nous faire réfléchir collectivement, c’est bien sur le rôle que joue le racisme ou notre inaction dans la vie de tous les jours. Et se poser les vraies questions, au-delà d’une manifestation : que puis-je faire dans mon travail, dans mon quartier, dans mon immeuble, dans ma vie quotidienne, pour m’éduquer et pour promouvoir un changement humain ? Par exemple, pourquoi Black History serait enseignée un mois dans l’année ? Ou bien est-ce que les articles de la presse que je lis ne sont pas eux-même en train de reproduire des préjugés ? En référence au travail de l’artiste Alex Bell. Ou bien simplement de donner pour les associations qui font le travail de fond jour après jour, there are so many. NAACP and ACLU pour le juridique et les droits civiques sont un bon point de départ.
Cette interview a été réalisée dans le cadre d’un nouveau projet éditorial intitulé « Black Lives Matter » porté par le Petit Journal New York. En hommage à George Floyd - et à toutes les victimes de crimes racistes -, notre édition dénonce cette oppression en donnant la parole à ceux qui la subissent et à ceux qui la combattent.
©️Caroline Aragon