Cinq ans après l´attentat du 7 janvier 2015 contre Charlie Hebdo, Philippe Lançon, un des survivants, publie Chroniques de l´homme d´avant où il rassemble des textes parus dans l´hebdomadaire français entre 2004 et 2015. En même temps, reparaît une nouvelle édition (en poche) du Lambeau, où il livre le récit bouleversant de sa «résurrection» après l´attentat.
La plume est un outil pour combattre l´obscurantisme
Cinq ans déjà et pourtant nous avons l´impression que l´attentat contre Charlie Hebdo hante toujours les rêves des amants de la liberté tel un spectre qui nous rappelle que la menace terroriste ne s´est nullement amenuisée. Néanmoins, l´espoir fait vivre et la plume est un outil pour combattre l´obscurantisme et pour réchauffer le cœur des lecteurs. On pourrait dire que c´est la haute conscience de son métier, l´esprit critique et un sens aigu du devoir qui guident Philippe Lançon, journaliste et romancier né en 1963, qui sait bien de quoi il retourne. Rescapé de l´attentat, il a pourtant été gravement blessé par les balles des tueurs. Ses blessures l´ont amené à subir de lourdes et successives interventions chirurgicales au niveau du visage. Cette douloureuse expérience, il l´a racontée dans Le lambeau, un récit bouleversant, paru en 2018 chez Gallimard, récompensé par le Prix Femina, le prix spécial du jury Renaudot et considéré comme le meilleur livre de l´année par la rédaction du magazine Lire. Ce livre, où il ne cherche pas à expliquer l´attentat, vient de reparaître en édition de poche dans la collection Folio.
Chroniques de l´homme d´avant
Critique littéraire au quotidien Libération, à Charlie Hebdo Philippe Lançon est surtout chroniqueur, un métier qu´il exerce dans cet hebdomadaire satirique depuis seize ans. Plus d´une décennie et demie après le début de sa collaboration, il était temps d´en faire un bilan et de rassembler des chroniques en livre. Néanmoins, il y a un avant et un après l´attentat. Aussi les chroniques réunies ne concernent-elles (à l´exception de deux seuls cas) que les années qui ont précédé la tuerie de Charlie Hebdo. Le livre s´intitule justement Chroniques de l´homme d´avant, paru en novembre chez Les Echappés.
La chronique est peut-être une rubrique difficile à définir. Philippe Lançon nous en donne une définition dans sa belle préface : «C´est une feuille de température que vous allez lire, la mienne. J´y reconnais des rencontres, des voyages, des lectures, des choses vues, des expositions de peinture, que la chronique transforme. Le chroniqueur n´est ni enquêteur, ni reporter, ni éditorialiste. L´actualité, même s´il la prend au sérieux, n´est qu´un prétexte. Sa fonction est baroque : intime et masquée, pleine de plis et nouée à cette figure essentielle à l´acte d´écrire, la digression. La chronique est la mise en avant du pas de côté».
Le recueil réunit une soixantaine de textes, à la foi journalistiques et littéraires, qui représentent un modèle de chronique. Le regard de Philippe Lançon est parfois tendre, des fois amusé, ici ou là un tant soit peu indigné, mais jamais indifférent et encore moins puritain ou moralisateur.
Dans la toute première chronique choisie, «Charlie et son héros», Philippe Lançon raconte l´histoire d´un employé de bureau qui a eu l´impression d´être un héros la première fois qu´il a ouvert Charlie Hebdo dans le métro. Aimer un journal était pour lui un acte d´identification et d´intimité qu´il supportait mal d´afficher. Il n´aimait pas lire un journal en public puisqu´il se sentait mis à nu sous le regard des autres, mais ce jour-là il lui avait tellement coûté de se procurer un exemplaire de ce journal satirique qu´il n´avait jamais lu…C´était le jour où la Une représentait Mahomet. Il a senti des regards peser sur lui et s´est mis à suer, mais il n´y avait pas que ça: «Il avait peur, mais autre chose le gênait. Il n´aurait pu le formuler que par des questions. Où finissait le tact ? Où commençait la provocation ? Où était sa sincérité, et où la posture ? Où le courage, où la inconscience ? Était-ce du sérieux, était-ce une comédie ? Il avait l´impression de tenir un rôle inévitable qui n´était pas forcément le bon».
Une autre chronique parmi les premières est celle qui évoque une lettre abandonnée trouvée sur une cage d´escalier. La signature, l´écriture et le ton, nous apprend Philippe Lançon, signalaient qu´une jeune femme d´origine africaine l´avait écrite à une amie restée là-bas au pays, on ne sait où. Si les deux morceaux ne permettaient pas de reconstituer la lettre, ils étaient quand même assez clairs pour que notre chroniqueur pu s´en faire une idée. La jeune femme y parlait d´amour, d´amitié, de malentendus ou de cadeaux mais puisque la lettre était écrite dans un français à l´orthographe simplifiée, proche de la phonétique, Philippe Lançon a ainsi beau jeu de faire une digression sur d´autres sujets comme la phonétique qui raccourcit et simplifie, l´appauvrissement du langage populaire, Céline, Orwell ou Raymond Queneau.
«Le dîner Tsunami» est une des chroniques les plus intéressantes puisqu´elle nous renvoie à la crédulité de la société et à l´envie perverse de connaître tous les détails des catastrophes qui sévissent sur le monde. C´est l´histoire de Gilbert qui fait croire à tout le monde qu´il a été à Phuket en Thaïlande au moment du tsunami de décembre 2004 alors qu´il a passé les fêtes seul à Paris en regardant la télé et en lisant Plateforme de Michel Houellebecq.
Enfin, «Le mégot de Sartre» évoque l´hystérie du politiquement correct qui a fait retoucher une photo de Jean-Paul Sartre où il fumait pour en effacer un mégot, ceci à l´occasion du centenaire de sa naissance en 2005 où la Bibliothèque Nationale de France (BNF) organisait une exposition sur l´auteur. Malheureusement, cette hystérie du politiquement correct est encore à l´ordre du jour.
Chroniques de l´homme d´avant est la preuve irréfutable que la chronique n´est pas un genre mineur et que talent de Philippe Lançon en fait une véritable réussite.
Philippe Lançon, Chroniques de l´homme d´avant, éditions Les Échappés, Paris, novembre 2019. À (re)lire aussi du même auteur : Le lambeau, collection Folio, Gallimard, Paris, janvier 2020.