Ecrivain né à Gaziantep en Turquie en 1951, Nedim Gürsel est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages (romans, nouvelles, essais et récits de voyages). Il écrit principalement en turc mais aussi en français. Ses ouvrages sont traduits dans une vingtaine de langues. Il est lauréat de plusieurs prix dont celui de l’académie de la langue turque en 1976 pour son premier récit "Un long été à Istanbul". Après son baccalauréat obtenu au lycée de Galatasaray d’Istanbul en 1970, il poursuit ses études à Paris où il obtient une maîtrise en lettres modernes, puis soutient en 1979, une thèse de doctorat en littérature comparée sur Louis Aragon et Nazim Hikmet. Il vit actuellement à Paris mais effectue de fréquents séjours en Turquie. Il est directeur de recherche émérite au CNRS et enseigne la littérature turque à la Sorbonne et à l’Institut national des langues et civilisations orientales.
Lepetitjournal.com Istanbul a rencontré Nedim Gürsel à l'occasion du premier volet d’une nouvelle série de rencontres littéraires qui seront organisées deux jeudis par mois dans l’espace café de l’Institut français de Turquie, Ankara, et retransmises en direct sur Instagram.
Paris a fait de moi un écrivain
Eliza Pieter : Vous êtes un auteur prolifique. Quels sont vos premiers souvenirs d’écriture ?
Nedim Gürsel : J’ai commencé très, très jeune. J’avais neuf ans à Balıkesir où j’ai passé mon enfance. J’allais à l’école primaire et je me suis mis à écrire des poèmes patriotiques sur le sort des soldats turcs, sur Atatürk. Interne au Lycée de Galatasaray, je me considérais déjà comme un écrivain alors que je n’avais publié que quelques poèmes dans des revues pour enfants. C’est je crois le Lycée Galatasaray qui a fait de moi un jeune écrivain. J’ai publié mes premières nouvelles dans des revues littéraires de l’époque. Je me suis retrouvé à Paris, par contrainte d’ailleurs, après le coup d’état du 12 mars 1971. J’avais 20 ans. Vous savez, Montaigne, qui a été d’ailleurs le maire de Bordeaux pendant un temps, dit que Paris a fait de lui un Français. Je ne peux pas dire que Paris a fait de moi un Français, car je reste encore un écrivain turc, traduit en français, mais c’est quand même la ville de Paris qui a fait de moi un écrivain, un écrivain international je dois dire. Vous avez utilisé le terme "prolifique", je suis devenu un écrivain prolifique avec l’âge [rires] car quand j’étais plus jeune, je ne consacrais pas tout mon temps à l’écriture bien sûr.
Vous venez présenter à l’Institut français à Ankara votre dernier livre, écrit en turc, Aşk ve İsyan [dont la traduction française pourrait être ‘Amour et rébellion’]. Vous avez écrit de nombreux récits de voyages, ce livre s’inscrit-il dans cette lignée ?
Non, il s’agit d’un roman que l’on peut qualifier d’historique, on peut le rapprocher sur ce plan de mon autre roman, Le roman du Conquérant, qui a eu beaucoup de succès en Turquie et ailleurs en Europe. J’ai aussi publié dans cette veine un autre livre : Les turbans de Venise.
Pour Aşk ve İsyan, il s’agit d’un récit historique mais en même temps il est question de voyage dans ce roman. C’est une sorte de parodie de Candide, car comme vous savez le personnage optimiste créé par Voltaire vient à Istanbul au XVIIIe siècle, et c’est à Istanbul qu’il retrouve sa bien-aimée Cunégonde, qu’il a cherchée dans le monde entier. Mon dernier roman, Aşk ve İsyan, Amour et Rébellion, comme vous l’avez si bien traduit – je pensais à traduire le titre comme ‘Amour et Révolte’ mais je préfère votre traduction ‘Amour et Rébellion’ - commence là où se termine le récit de Voltaire. Je fais se promener mon personnage, Candide, que j’emprunte à Voltaire d’ailleurs, à Istanbul, à l’époque dite des Tulipes. Il s’agit en fait d’une critique virulente de l’empire ottoman. Je dirais même d’une Ottomania qui est vraiment très en vogue depuis que le Président turc a fait de cette admiration du passé ottoman une sorte de manie. Ce discours sur la gloire de nos ancêtres me gêne beaucoup. Il s’agit d’un discours très nationaliste et qui relate aussi une idéologie de conquête que je ne partage pas du tout, surtout dans un pays comme la Turquie qui est toujours candidat à l’Union européenne. Dans mon dernier roman, j’ai essayé de montrer ce despotisme que l’on nous cache en ce qui concerne cette époque ottomane. Durant la période ottomane, 44 grands vizirs ont été étranglés. Ces personnages avaient le statut d’esclave. Le sultan avait le droit de vie et de mort sur eux. Il y a eu aussi des fratricides comme raison d’état que je déplore bien sûr. En partant des documents, de la réalité historique, j’ai essayé d’écrire un récit, qui est ironique souvent et qui dénonce ce despotisme de l’état ottoman.
Est-il la suite de votre livre publié en 2001 en version bilingue Le voyage de Candide à Istanbul ?
Il y a une vingtaine d’années, j’étais invité comme écrivain résident à Ferney où se trouve le château de Voltaire près de la frontière suisse. J’avais eu l’idée d’écrire un récit sur ce que je viens de décrire mais j’ai écrit juste trois ou quatre chapitres qui ont été publiés en France dans une édition bilingue. Pour écrire mon dernier roman, je suis parti de ce noyau mais cette fois il s’agit d’un roman de 230 pages. Le petit texte d’il y a vingt ans a été mon point de départ pour ce roman qui sera également traduit en français.
Vous parlez d’une période sombre de l’empire ottoman mais beaucoup de choses positives sont nées pendant cette période, n’est-ce pas ?
Vous avez tout à fait raison. Il n’y a pas eu que des choses négatives, c’était aussi une grande civilisation, il faut le dire. Une civilisation qui a produit par exemple un grand architecte comme Sinan, à l’époque de Soliman le Magnifique, qui est pour nous les Turcs : Kanuni Sultan Süleyman, c’est-à-dire Soliman le législateur. Dans mon roman, un des personnages est le grand poète Nedim. Nedim est mon adaş, mon homonyme [rires]. Un grand intellectuel de l’époque, il était un fervent homosexuel et cela transparaît dans sa poésie. Dans les manuels scolaires en Turquie, on évite ces poèmes-là, qui à mon sens sont les meilleurs de Nedim, où il est question des éphèbes, des jeunes garçons etc.
J’ai eu grand plaisir à évoquer dans mon livre mon homonyme comme grand poète mais aussi comme grand séducteur homosexuel !
Je pense également à Jean-Baptiste van Mour, peintre d’origine flamande qui a vécu à Istanbul, qui y est d’ailleurs enterré, et qui a mis en scène presque toutes les cérémonies du palais. Son œuvre a été pour moi, en écrivant ce roman, une source d’inspiration importante.
Nous devons souligner ce qui nous rapproche car nous avons beaucoup de choses en commun
Votre œuvre littéraire est profondément ancrée entre vos deux pays de cœur, la France et la Turquie. Vous dites d’ailleurs que la "littérature est un moyen de découvrir une culture, pour avoir un regard plus instruit sur un pays". Dans le Candide de Voltaire, le derviche que rencontre Candide lui dit qu’il ne faut pas trop avoir des idées prédéterminées, et s’efforcer de garder un esprit vierge.
Si l’on revient aux relations entre la France et la Turquie, ne croyez-vous pas que les peuples français et turc ont plus de points communs qu’il n’y paraît et qu’il serait bon que chacun conserve justement cet "esprit vierge" pour mieux comprendre l’autre ?
Tout à fait. Je constate avec grande amertume que les relations franco-turques ne sont pas au beau fixe et les torts sont un peu partagés. Mais en tant qu’écrivain turc, je regrette tout même cet éloignement des valeurs démocratiques de mon pays. Quand il y a eu le début des négociations d’adhésion à l’Union européenne en octobre 2005, j’étais enthousiaste et pour convaincre les Français que l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne allait être une bonne chose pour les deux parties j’ai écrit un essai, directement en français, qui s’appelle : "Turquie, une idée neuve en Europe". Mais aujourd’hui, la Turquie a choisi un autre objectif et admet de moins en moins les critiques que les dirigeants européens lui adressent dont celles du Président français Emmanuel Macron. Alors, dans ce contexte, nous devons souligner ce qui nous rapproche car nous avons beaucoup de choses en commun. Du point de vue historique, nous avons parlé des récits historiques, nous avons le rapprochement franco-ottoman qui a commencé à l’époque de François 1er ; depuis il y a eu des hauts et des bas, mais la culture française pour l’intelligentsia ottomane était une référence. Dans mon roman, je mets l’accent sur la première visite de l’Ambassadeur ottoman à Paris qui s’appelait Mehmet Çelebi, un personnage qui a fait forte impression sur plus d’un Français lors de sa visite en France et notamment sur le très jeune Louis XV.
Quand il y a eu au bord de la Corne d’Or ce qu’on appelait à l’époque sadabat, c’est-à-dire un lieu de loisirs, de plaisir, avec la construction des köşk (kiosques), des petits palais, on a imité un peu le jardin français. J’évoquais Van Mour, qui était du nord de la France et qui est venu à Istanbul accompagné de l’ambassadeur français de l’époque. Vous voyez, nous avons eu, durant notamment l’histoire ottomane, beaucoup d’échanges et j’aurais tendance à mettre l’accent plutôt sur ces échanges souvent culturels d’ailleurs que sur les conflits.
Nous vivons actuellement une période inédite à l’échelle mondiale avec cette pandémie de Covid-19. Je crois d’ailleurs que vous avez terminé l’écriture de votre livre pendant la période de confinement en France ?
Vous faites bien d’évoquer cette question car savez-vous à qui j’ai dédié ce dernier roman ? [l’auteur lit la dédicace de son roman en turc] :
"Osmanlı Elçisi 28 Mehmet Çelebi’ye Paris’e benden önce geldiği için,
19 Covid Çelebi’ye eve kapanıp, bu romanı yazmama yol açtığı için."
Le premier ambassadeur ottoman en France que j’évoquais, s’appelait "yirmi sekiz", "28", car il appartenait au régiment 28 des janissaires, donc je l’ai dédié à l’ambassadeur ottoman 28 Mehmet Çelebi car il est venu à Paris avant moi mais aussi, sous forme de boutade, au "Covid Çelebi 19" parce qu’en me confinant, il m’a permis d’écrire ce roman [rires] [ndlr : le terme Çelebi en turc revêt une signification très vaste seigneur/noble/personne instruite]. Je l’ai écrit pendant le confinement, cela a représenté un travail assez dense. En ce qui concerne l’avenir, je ne sais pas ce qui va se passer et comment nous sortirons de cette crise sanitaire. Comme vous le savez j’ai écrit beaucoup de récits de voyages mais dans le cas présent, beaucoup de mes voyages ont été annulés, mais je suis heureux d’avoir tout de même pu venir à Ankara. Je rajouterai d’ailleurs que je suis un des rares Stambouliotes qui aime Ankara. Je ne dis pas cela par politesse, je me sens bien ici. Je l’ai d’ailleurs dit et écrit dans un de mes livres, pas encore traduit en français, où je consacre tout un chapitre sur Ankara la républicaine, Ankara de la période kémaliste.
Ils ont de la chance de vivre dans un pays comme la Turquie
Quel message souhaiteriez-vous passer à vos lecteurs français et francophones vivant en Turquie ?
Je leur dirai qu’ils ont de la chance parce que la Turquie, malgré la situation actuelle, reste un beau pays. Riche sur le plan du patrimoine mais aussi riche de ses paysages admirables, très variés. La Turquie continue à être ma source d’inspiration et c’est pour cela que je me permets de leur dire qu’ils ont de la chance de vivre dans un tel pays. Et qu’ils fassent un effort pour apprendre le turc, qui est une langue à part. C’est ma langue maternelle, c’est ma langue d’écriture, j’y suis très attaché. Il est vrai que j’ai écrit directement des livres en français, sans passer par la traduction, dans le cadre de mon travail universitaire et de chercheur à Paris mais je trouve que le turc a son propre génie et il ne faut pas qu’ils ratent cette occasion de l’apprendre d’une manière ou d’une autre. Tout comme nous avons appris le français ! Quand je dis "nous", je pense surtout à mes camarades de classe du Lycée Galatasaray.
Aşk ve İsyan, Saf Oğlan’ın İstanbul yolculuğu, de Nedim Gürsel, aux éditions Doğan Kitap. Disponible en langue turque. 232 pages.