Sébastien de Courtois est le directeur délégué de l’Institut français de Turquie à Ankara depuis décembre 2017. Dans cet entretien accordé à Lepetitjournal.com Istanbul, il dépeint les circonstances dans lesquelles l'IFT fait face à la pandémie de Covid-19.
Lepetitjournal.com Istanbul : Comment l’Institut français de Turquie (IFT) s’est-il adapté à la pandémie ?
Sébastien de Courtois : Si nous sommes une institution culturelle qui rayonne en Turquie, l’Institut français est aussi une école de langue consacrée à l’enseignement du français général ou sur objectifs. Chacune des trois antennes de l’IFT – Ankara, Istanbul et Izmir – possède un service des cours efficace, avec chacun des dizaines de professeurs dédiés à cette tâche. Les programmes sont bien entendu les mêmes d’une antenne à l’autre, et tous préparent à des certifications DELF-DALF qui permettent aux élèves de confirmer leur niveau. Dans le contexte de cette crise, nous nous sommes mis au diapason que celui des écoles turques et donc nos classes sont fermées en « présentiel » depuis le 16 mars dernier. Nos équipes ont su rebondir dans l’urgence en proposant très vite la continuité des sessions ouvertes par un enseignement à distance. Le principe étant celui d’une adaptation nécessaire de notre offre par tous les moyens, en respect de nos engagements pris avec les élèves – nous disons « apprenants » dans notre jargon – et de nos professeurs qui sont les véritables soignants de l’IFT. Malgré la fermeture temporaire des établissements, nous nous devions d’assurer une continuité pédagogique en proposant de nouvelles formules. Ainsi, chaque professeur continue ses cours à heure fixe depuis son domicile par des visios avec sa classe. Il a fallu adapter le volume horaire des sessions, réduire la taille des effectifs pour une meilleure efficacité, et mettre en œuvre des formations pour une maîtrise des outils numériques. La motivation des équipes est formidable, elle nous a donné des ailes si bien que nous pensons poursuivre, après la crise, ces méthodes par un véritable enseignement à distance et proposer ainsi des cours de français à toutes les personnes qui le souhaitent en Turquie. Des crises naissent les idées pour mieux construire l’avenir. Le bilan est bon, après un mois nous remplissons nos classes « virtuelles » selon un ratio de 2/3 par rapport à une situation normale. Il nous tarde cependant de pouvoir rouvrir nos établissements et de retrouver nos élèves, comme nos publics !
Je tiens à remercier la direction générale qui pilote l’IFT depuis Ankara, sous la direction de Jean-Jacques Victor, Conseiller de coopération et d’action culturelle, comme mes deux excellents collègues directeurs délégués à Izmir, Caroline David, et Istanbul, Christian Schnell.
Nous pensons surtout à tous les personnels de santé qui luttent dans nos deux pays, en France et en Turquie, contre l’épidémie. Nous avons mis des masques et des gants à disposition de nos personnels et professeurs, comme une caisse de solidarité à Ankara pour accompagner nos agents sous-traitants qui seraient dans des situations difficiles.
Du côté des étudiants, que pensez-vous de leur « implication » ?
Surpris au début, certaines classes ont été gelées dans l’attente de jours meilleurs. Voyant que le principe d’enseignement à distance fonctionnait – à la fois porté par une rumeur favorable et notre service de communication – ces mêmes classes ont pu rouvrir à la demande des élèves. Il a fallu le temps les premiers jours pour que chacun trouve ses repères et comprendre que le confinement pouvait être un temps dédié à l’apprentissage. Nous avons mis en place des cours de soutien scolaire pour les élèves de l’enseignement francophone, des cours particuliers bien entendu, et même des classes pour les enfants avec des lectures de contes en pensant aux parents ravis d’être ainsi soulagés quelques heures par semaine.
Les retours sont pour le moment très positifs car nous avons privilégié l’humain à la machine. C’est par nos professeurs exclusivement que les enseignements se font, et non par des plateformes froides et distantes, qui pour le coup auraient pu nous faire perdre des élèves. L’Institut français bénéficie d’une très bonne réputation en Turquie, sans aucun doute, cela a joué en notre faveur. Nous avons conscience aussi que cette situation n’est pas durable sur le long terme, car nous l’avons tous remarqué, nous ne sommes pas faits pour vivre par écrans interposés, même Mark Zuckerberg le dit dans sa dernière interview. Nous sommes des animaux sociaux, nous avons besoin les uns des autres !
Qu’en est-il pour l’agenda culturel de l’IFT ?
Toutes nos activités culturelles sont reportées jusqu’à la fin du confinement. Nous avons dû – et cela a été le plus difficile – remettre à une date ultérieure une bonne partie de notre programmation du mois de la Francophonie, ainsi que celles des mois d’avril et mai. Ce sont ainsi des dizaines d’évènements sur lesquels nous travaillions depuis des mois, conférences, concerts, projections de films et festivals que nous repoussons au second semestre. Les gens comprennent car nous sommes tous dans la même situation. Pour le mois de juin, nous espérons conserver notre programmation autour de la fête de la musique, à condition que les voyages puissent reprendre avec la France. A Istanbul, il y aura une programmation estivale inédite par le festival de la Mer avec une installation numérique, du street art, de la musique, et l’accueil potentiel de Carabosse en partenariat avec IBB, en juillet ou en août selon les possibilités. A l’automne, notre programmation n’en sera que plus dense car nous allons rebondir avec une ambition renouvelée ; avec notamment une impulsion pour Istanbul, vers une coopération décentralisée avec des grandes villes françaises comme Strasbourg – dans la continuité du concert de l’Orchestre Philharmonique qui a eu lieu en février dernier au CRR –, mais aussi avec Paris, Saint-Étienne ou Lyon. Nous prévoyons encore une grande exposition avec le photographe Ferrante Ferranti, Résonances, dès l’automne selon le concept d’une seule exposition en trois lieux, dans les antennes de l’IFT.
Sur les réseaux sociaux, l’IFT se renouvelle. Nous suivons avec attention ce qui se fait dans les autres pays, dans le réseau culturel français, dans un esprit d’émulation qui nous oblige les uns les autres. Ainsi les antennes d’Istanbul et d’Izmir ont mis en place des live chaque semaine sur Instagram avec des artistes invités comme Derya Yıldırım, DJ Yakuza, Attila Demircioğlu, ou encore l’excellent acteur Cansel Elçin, qui était venu à Ankara l’année dernière pour nous lire en musique des textes d’Albert Camus. Nous préparons un cycle de conférences « à distance » avec l’écrivain Yiğit Bener qui a traduit Céline en turc. Nous préparons un concours photographique de confinement où les meilleurs images seront sélectionnées pour une exposition itinérante. À Ankara, c’est le contrebassiste et compositeur Renaud Garcia-Fons qui participera en direct depuis chez lui en France au Festival du Jazz, le 5 mai prochain à 22h30. Nous réfléchissons à d’autres formats pour transmettre et partager notre amour d’une culture partagée.
Enfin, à Ankara, j’ai eu de la chance, car nous avons pu mener à bien jusqu’au 8 mars notre participation au salon du livre de la ville avec des auteurs formidables, comme Jean-Christophe Grangé, qui est une star en Turquie, Brigitte Labbé et Jean-Paul Mongin avec leurs ouvrages de philosophie pour les enfants, Nedim Gürsel, Gaye Petek ou le brillant spécialiste de Spinoza, Maxime Rovère. Je regrette que Marie-Christine Barrault n’ait pas pu donner son spectacle avec le pianiste Franck Ciup sur Antoine de Saint-Exupéry, mais elle m’a promis de revenir dès que possible ! Je salue au passage l’excellente programmation de Notre-Dame de Sion avec lequel nous sommes en partenariat pour le partage d’artistes et d’idées.
A titre personnel, comment vivez-vous la période actuelle ?
A titre personnel, je fais partie des gens qui ont de la chance. Je peux faire beaucoup de choses depuis la maison, en lien avec nos collègues car nous sommes tous en télétravail. Les premiers jours, les visios se sont enchaînées les unes après les autres, mais nous avons appris à travailler, à mieux discipliner nos interactions pour être plus efficaces. Il faut passer beaucoup de coups de fils, rassurer, encourager et sentir les retours du terrain qui sont la clé de nos métiers. Nous ne sommes rien sans les autres. C’est un temps pour l’écoute, nous affinons nos sens pour mieux comprendre les attentes. Nous apprenons l’humilité aussi, à déléguer plus, c’est très enrichissant. Sinon, bien entendu, il y a un temps pour la lecture, pour l’écriture aussi, chaque matin, et l’apprentissage… Je me suis remis à mes cours de turc et d’anglais… Le silence de nos villes nous semble extraordinaire maintenant, surtout les week-ends lorsque nous sommes en confinement strict. Le silence n’est plus source d’angoisse, il éveille à d’autres réalités, à des pièces invisibles que nous apprenons à découvrir.
Je crois que nous sortirons plus forts de cette crise, à titre personnel mais surtout collectif. Je ne sais si nous serons meilleurs mais nous serons différents, plus attentifs et tolérants, enfin je l’espère.
Sébastien de Courtois est par ailleurs auteur de plusieurs ouvrages dont :
Lettres du Bosphore, Le Passeur, 2017.
Aux bords des fleuves de Babylone, nous pleurions… Stock, 2015.
Un thé à Istanbul, récit d’une ville, Le Passeur, 2014.
Éloge du voyage, sur les traces d’Arthur Rimbaud, Nil éditions, 2014.
Il anime également l'émission bimensuelle "Chrétiens d'Orient" sur France Culture (un dimanche sur deux).
Quelques photos d'événements de l'Institut français de Turquie