La Turquie, écrit le poète Nazim Hikmet, "ressemble à la tête d’une jument venue au grand galop de l’Asie lointaine pour se tremper dans la Méditerranée".
Si la comparaison reflète la vision sublimée et personnelle du poète, il n’en demeure pas moins que l’histoire de la Cappadoce est étroitement liée à celle du cheval en raison d’une traduction "improvisée" du nom Katpatuka donné par les Perses à cette région d’Anatolie et signifiant "pays des chevaux de race", étymologie douteuse d'autant que la région n'a jamais été réputée pour ses chevaux.
Le chercheur Olivier Casabone propose la traduction de Katpatuka en "pays des plaines d'en bas" ce qui est bien différent de la première version.
Alors quand et pourquoi la Cappadoce a-t-elle été gratifiée du qualificatif poétique de "Pays des beaux chevaux" ?
Naissance d'une légende urbaine
Tout a commencé au début de l’année 1981, alors que la Turquie vient de vivre son troisième coup d’état militaire en 20 ans. Le leader du putsch, Kenan Evren, se fait élire président et instaure un régime politique autoritaire.
À Ankara, pour l’ouverture de la saison touristique, le ministère de la Culture désire faire quelque chose de différent des autres années et contacte le célèbre photographe Ozan Sağdıç. Ce dernier propose la réalisation d’un diaporama et d’un livre de photos dont les illustrations doivent faire l’objet d’une grande exposition.
C’est alors que le directeur de la chaîne publique TRT informe son ami Ozan Sağdıç du mécontentement de la junte militaire quant à la promotion de la Cappadoce dont le nom serait, d’après les autorités, d’origine grecque et mériterait donc la censure. Il faut rappeler qu’à cette époque, les relations entre la Turquie et la Grèce étaient loin d’être au beau fixe.
La junte exige qu’on remplace dans le livre, le nom Cappadoce par l’appellation Göreme et sa région, appellation supposée descendre du persan. Ozan Sağdıç, spécialiste de cette région, rassure son ami, lui garantit que la junte se trompe et contacte directement le Président Evren pour résoudre le litige.
Lors d’une conversation téléphonique un peu confuse et embrouillée, le Président demande alors de quelle langue descendrait le terme "Cappadoce", s’il ne s’agit pas du grec… Ozan Sağdıç pris un peu de court, trouve la réponse la plus appropriée et affirme : "Le nom Cappadoce vient du persan et signifie Le pays des beaux chevaux".
Satisfait de cette réponse, le Président valide la traduction et le livre d’Ozan Sağdıç est édité avec la mention confirmée de l’origine du nom Cappadoce. Au fil du temps, on ajoute même aux panneaux du nom des villages la mention "le pays des beaux chevaux" et les guides touristiques ne manquent pas d’y faire référence.
C’est ainsi que cette légende urbaine est née.
Ayant fait le point sur ce sujet, intéressons-nous maintenant à l’histoire du cheval en Cappadoce.
L’histoire du cheval en Cappadoce
La découverte d’ossements datant du IXème millénaire avant J.-C. apporte la certitude que le cheval, même différent de celui que nous connaissons aujourd’hui, était bien présent au Proche-Orient.
Sans doute devait-il ressembler au cheval de Przewalski dont les représentations graphiques ornent les murs de nombreuses grottes préhistoriques.
Au début de la longue évolution des relations entre l’humain et l’animal, bien avant que le premier homme ait domestiqué son premier cheval, ce dernier ne représentait, hélas, qu’une source indéniable de nourriture. Aussi fut-il impitoyablement chassé avec d’autant plus de constance que sa traque, son approche et son exécution ne présentaient pas de danger réel pour les chasseurs.
Animal pacifique vivant en groupe sur des terrains dégagés, il était poursuivi et poussé à l’aide de flèches ou de lances vers des escarpements ou des falaises d’où il tombait, se brisant les os.
Il faudra encore attendre quelques millénaires avant que le cheval passe du statut de produit de consommation à celui d’outil de travail et surtout, de moyen de transport.
Pour cela, l’étape de la domestication s’avérera indispensable.
Plus tardive que pour le chien (+ de 20 000 ans av. J.-C) et que pour les espèces animales alimentaires, ovins, caprins, bovins… la domestication du cheval reste difficile à dater avec précision. La date de 8 000 ans av. J.-C. serait la plus raisonnable pour valider les premiers apprivoisements mais la première preuve archéologique d’une réelle domestication est datée de 3 500 ans av. J.-C.
Très rapidement, l’homme a compris toutes les possibilités que la domestication de cet animal pouvait apporter. Puissant, autonome quant à son alimentation, travailleur, docile et endurant, il fut rapidement affecté au transport des marchandises et on imagina, bien avant que la roue ne soit inventée, des bâts et des traineaux que l’on pouvait charger de tout ce que les hommes ne pouvaient porter.
Notons que c’est le célèbre inventeur écossais James Watt qui compara le premier la puissance de sa machine à vapeur avec ce qu'il connaissait à l'époque, c'est-à-dire la puissance des chevaux. C’est ainsi que le "Cheval vapeur" devint unité de mesure de la puissance des moteurs.
Parmi les premiers véhicules de transport, on remarquera le travois, sorte de traîneau attelé et tiré initialement par l'homme puis, par le cheval. Généralement formé de deux longues perches croisées et attachées au-dessus du col de l’animal et dont les extrémités opposées reposent sur le sol, elles sont équipées d’une plate-forme transversale sur laquelle est placée la cargaison.
Lorsque vers 3 500 - 3 000 av. J.-C, le premier chariot à 4 roues fit son apparition à Ür, en Mésopotamie, puis, vers 2 000 av. J.-C celui à 2 roues inventé par les Hittites et employé à des fins militaires, le cheval attelé à un char fut de plus en plus apprécié et son usage se répandit de l’Orient vers l’Occident.
Par la suite, considérant qu’un cheval monté était plus maniable qu’un cheval attelé, divers harnachements tels que la bride, inventée en Assyrie puis la selle, la bricole, le mors et la sangle entraînèrent la spécialisation de la cavalerie ainsi que le développement et le perfectionnement des techniques de portage et de traction.
C’est aux alentours de l’an mille qu’une horde de cavaliers surgit des steppes de l’Est et plante ses tentes en Anatolie.
Aux siècles suivants, les invasions venues de Mongolie apportent de nouveaux types de chevaux, petits, trapus et très résistants.
Puis vinrent les Seldjoukides et leurs chevaux Bakhtiari et Dareshuri réputés pour leur frugalité et leur longévité, aux robes alezanes, baies ou grises typiques des chevaux du plateau persan.
Au tout début du XIVème siècle, un petit beylicat autonome du pouvoir Seldjoukide alors en pleine décadence, entreprit, sous l’impulsion de son chef tribal Osman 1er, la conquête de l’Anatolie, de la Thrace et de toutes les terres qui formèrent, au fil du temps, l’Empire ottoman.
Chaque région conquise apporta son lot de types de chevaux dont on peut estimer le nombre à une cinquantaine de races différentes.
Cette diversité d’espèces permit d’affecter chaque animal à la fonction qui lui était la plus appropriée en rapport avec ses capacités : docilité, résistance, force…
L’armée, déjà grande utilisatrice du cheval, s’intéressa plus encore au développement des régiments de cavalerie.
On fusionna les différents types pour obtenir des animaux de plus en plus performants et de plus en plus esthétiques.
Dès lors, l’image du cheval changea et devint "objet" de prestige confirmant l’importance, la richesse et le pouvoir de son propriétaire.
Qu’en est-il aujourd’hui du cheval au "Pays des beaux chevaux’" ?
Il y a quelques années encore, on pouvait le croiser sur les routes des campagnes isolées ou dans les champs mais, l’exode rural, la mécanisation des moyens de transport et l’évolution du niveau de vie l’ont progressivement amené à être de plus en plus discret.
Après s’être fait oublier pendant quelques temps, il "reprend du poil de la bête" et prête son dos aux amateurs de randonnées, animal courageux résistant face aux hordes de quads qui sillonnent la Cappadoce.
Et même si la vox populi ne l’a pas gratifié, à l’instar du chien, du titre de meilleur ami de l’homme, le cheval, sitôt domestiqué, a bien été un fidèle allié de son maître. À son corps défendant, corvéable à merci et bien souvent maltraité, il eut parfois la chance de tomber entre de bonnes mains et de recevoir les récompenses de ses mérites, comme le cheval de Karacaahmet dont la tombe se dresse dans le cimetière d’Üsküdar.
Si quelques équidés ont eu la chance d’avoir des maîtres aimants comme l’illustre ce tableau d’Eugène Delacroix...
... il en est un qui généra, il y a 32 siècles, une profonde détestation... le cheval de Troie !
Mais ceci est une autre histoire...