Hanoi n’est pas une ville ordinaire. La capitale vietnamienne grandit, se transforme, s’enrichit... Comme souvent, ces changements se font au détriment d’un petit nombre qui, bloqués à sa périphérie ou oubliés dans son centre, peinent à se loger décemment.
Cela se passe dans le quartier des « 36 rues », un quartier bien connu de Hanoi et bien connu des touristes. Là, d’antiques maisons aux murs que l’humidité tue avancent sur la rue leurs faces nues. Dans l’une d’elles vit Madame Minh, aimable et dynamique octogénaire. Madame Minh est arrivée en 1954 dans la maison qu’elle occupe aujourd’hui. Elle parle de maison, mais il s’agit plutôt d’un immeuble. Quarante personnes y vivent, soit six familles, et Madame Minh occupe une petite partie du premier étage avec ses deux filles, son gendre et ses petits-enfants.
C’est une pièce d’une vingtaine de mètres carrés présentant un invraisemblable et merveilleux capharnaüm qu’éclaire forcément mal, dès lors, une fenêtre unique donnant sur la rue. Le loyer est de 2 millions de dongs (environ 70 euros) par mois et il n’existe qu’une salle d’eau, au deuxième étage, commune à tous les occupants de l’immeuble. Madame Minh s’excuse pour sa mémoire, sourit, enlève puis remet ses lunettes comme s’il s’agissait simplement pour elle de vérifier qu’elles sont toujours en place. « Avant 1954, commence-t-elle cependant, la maison appartenait à un officier français. Il habitait avec une Vietnamienne mais on ne sait pas s’ils étaient mariés », précise-t-elle. « À la fin de la guerre, peut-être même un peu avant, ils avaient fui la maison, ils sont partis en France, enfin, on ne sait pas trop ». Elle se souvient de l’époque : la libération. Une période où l’espoir pouvait s’écrire avec une majuscule, où tout était possible. Les choses se sont compliquées par la suite, comme souvent, comme toujours. « Et les lendemains meilleurs sont devenus de tristes aujourd’hui ».
La maison de Madame Minh
La vieille dame hoche la tête, réprime un infime frisson, demeure un instant silencieuse, puis : « C’est le palais des courants d’air ici », rit-elle encore. En fermant les yeux, on s’imagine un peu comment était cette maison autrefois. Et assez étrangement d’ailleurs, c’est aux beaux jours qu’on l’imagine. La pièce si sombre d’aujourd’hui est baignée de lumière et tous les murs renvoient un parfum d’insouciance. On imagine ensuite les derniers jours de ce couple, lui le Français, elle la Vietnamienne, les soupirs, les craintes, les discussions à demi-mot sous une lampe à huile, et enfin la fuite, assez piteuse évidemment, un matin de juillet 1954. Un temps de latence puis, voilà Madame Minh et son mari : deux jeunes mariés posant leurs timides mains blanches sur la rampe de bois précieux de l’escalier. Et c’est bien sûr une autre histoire qui commence.
Cet appartement, Madame Minh et sa fille savent qu’elles peuvent en être délogées du jour au lendemain. Elles s’estiment déjà chanceuses de l’avoir et de payer un loyer si peu élevé. Et certes tout est délabré, certes toutes les réparations sont à leur charge, mais tout de même, c’était une maison de riches !
Cinquante euros pour cinq mètres carrés
Phuong a les mêmes interrogations en ce qui concerne l’appartement où elle vit avec son père, sa mère et son frère aîné : combien de temps encore pourront-ils l’occuper ? Phuong, 14 ans, est une collégienne motivée qui entend pallier les limites de son professeur de français en s’essayant toute seule à apprendre cette langue qu’elle révère, sur internet, avec l’aide du programme « Le français facile ».
Le père de Phuong est chauffeur de taxi et on ne dit jamais assez comme ce métier est ingrat et pénible dans les villes d’Asie. Sa mère, elle, est balayeuse dans un restaurant du centre-ville. L’appartement qu’ils occupent leur a été donné par le grand-père de Phuong, qui avait également pu s’y installer après 1954. Et c’est également une petite pièce sombre où s’entassent toutes sortes de choses, où des rats, parfois, s’invitent dans la conversation, de même que la musique mugissante du voisin, qu’une simple cloison – pas de porte – permet de tenir à peu près à distance.
Plus loin encore, voici Nha, 50 ans, qui vit avec son petit garçon dans une pièce au toit de tôle n’excédant pas cinq mètres carrés et pour laquelle elle paie un loyer d’1,5 million de dongs (plus de 50 euros) ! Il y a cinq ans, Nha habitait le long du fleuve Rouge, dans une sorte de bidonville démantelé depuis. Et face à elle, il y avait l’île de Phu Xa.
L’île refuge au milieu du fleuve
Il n’y a pas si longtemps simple banc de sable que domine le fameux pont de Long Bien et qu’enserre le fleuve Rouge, l’île de Phu Xa est une île informelle. Pour les naufragés du mal-logement à Hanoi, cette île est un peu un refuge. Ou disons plutôt qu’elle est l’île sur laquelle certains d’entre eux ont tenté de se reposer avant de reprendre la nage vers la berge, vers ce qui constitue véritablement les premiers faubourgs de la ville de Hanoi, au moins sur sa rive occidentale. Sauf que les choses ne se sont pas passées comme ils l’escomptaient au départ.
Chu Duoc, 60 ans, vit ici depuis vingt-cinq ans et remplit l’officieuse fonction de chef de village. Il se tient à la porte de sa maison – l’une des seules bâties sur la terre ferme, les autres reposant sur des bidons qui flottent sur le fleuve, afin de prévenir les crues – et observe le pont de Long Bien enveloppé de brume, qui, du temps des Français, s’appelait Paul Doumer. Il connaît par cœur l’histoire des habitants de l’île Phu Xa, car c’est aussi la sienne. Comme tous, il habitait autrefois la campagne, « à quelques kilomètres de Hanoi », dit-il d’un geste vague qui désigne le nord, l’est ou disons le nord-est, et a décidé, un jour de brume poisseuse sans doute comme celui-ci, de tenter sa chance, de quitter ses champs, ses rizières où il ne parvenait plus à vivre, et de se rendre à la ville.
Un petit bout de campagne
Mais les lois de l’époque étant ce qu’elles sont, impossible pour lui d’habiter Hanoi. La chose est interdite comme, du reste, il lui était théoriquement interdit de quitter son village. Mais Chu Duoc, on le voit dans ses yeux, n’est pas du genre à s’en laisser compter. Comme de juste, il applique à la lettre l’un de ces vieux préceptes orientaux du type : « Si la porte d’entrée est fermée, passe par la fenêtre de derrière. » Vivent donc avec lui à Phu Xa une quarantaine de familles, toutes venues de la campagne, toutes ayant eu un jour l’espoir de s’établir à Hanoi, toutes s’étant vu signifier que la chose n’était pas possible, toutes ayant donc décidé faute de mieux, en attendant, et dans l’impossibilité de revenir en arrière, de s’installer sur l’île.
Comment vivent ces gens ? Très simplement. En cultivant sur l’île des légumes qu’ils vendent sur le pont. Sur l’île, on vit donc un peu en autarcie et un peu, aussi, comme dans un monde parallèle. Ce n’est pas vraiment Hanoi, ce n’est pas vraiment la campagne. Administrativement, l’île de Phu Xa, d’ailleurs, n’existe pas.
Article écrit par Jean-Matthieu Gauthier