À mon arrivée en Inde, c’est la cuisine qui a le plus éveillé mes sens. Cuisinier de formation ayant passé 46 années derrière des fourneaux, j’ai trouvé là matière à aiguiser ma curiosité.
Je me souviens encore très bien de ma première journée en cuisine, marquée par la préparation de l’emblématique plat du Rajasthan : le laal maas. À ce moment-là, tous mes repères de cuisine se sont évaporés pour laisser entièrement place à la découverte et aux interrogations. J’ai vu démarrer la cuisson de l’agneau par une grande quantité d’huile bouillante dans laquelle on a jeté une poignée d’ail haché, le tout sur un feu vif. Sont venus ensuite s’associer différentes épices et des masala secrètement préparés, puis des tomates finement coupées, avant que le tout ne soit laissé à mijoter, mais toujours à très grand feu. Est arrivé le moment où j’ai vu avec stupeur des morceaux d’agneau être incorporés à cette sauce, sans même qu’ils aient été saisis auparavant. Comparant ce plat à un navarin d’agneau bien de chez nous, tout ce qui pour moi était le cheminement normal d’une recette bien exécutée se trouvait bouleversé, renversé. Je suis resté muet devant ce cuisinier qui maîtrisait très bien son sujet et il ne me restait qu’à patienter pour enfin déguster et analyser.
Le plat était bon, très bon, et j’ai tout de suite été surpris et séduit par les différentes saveurs qui venaient titiller mes papilles. L’expérience culminait avec la montée du piment en fin de bouche, qui apportait toute la subtilité à ce mets. J’ai compris à ce moment que je rentrais dans une nouvelle dimension. Je venais d’arriver pour prendre les commandes des cuisines d’un resort de plus de cinquante villas avec différents restaurants, et je savais qu’il me fallait rester humble et comprendre. Je l’ai senti alors, et je le dis encore, malgré mes références pendant toutes mes années passées en cuisine, je venais de redevenir apprenti en Inde.
Malgré l’existence de nos écoles hôtelières réputées en France et des hospitality universities en Inde, je reste convaincu que la cuisine ne s’apprend pas, mais se transmet. On ne devient pas cuisinier, mais on est au fond de soi-même déjà cuisinier. Je me souviens avoir vu mes grands-mères cuisiner, et ma mère cuisiner aussi, c’est ce qui m’a donné ce goût de la préparation des plats. De la même manière, la vraie et savoureuse cuisine indienne, je ne l’ai pas découverte dans les resorts et restaurants touristiques, mais dans les familles et les dhaba.
J’ai eu la chance de rencontrer Nandini, ma compagne dans la vie, à Bangalore, et de partager avec elle le goût des bonnes choses et la curiosité. Par nos nombreux voyages en Inde, nous découvrons différents produits, plats et bons producteurs locaux. Cette expérience de rencontres et de voyages me fait comprendre toute la subtilité de la cuisine indienne, que j’espère vous faire appréhender au fil de mes chroniques. La cuisine indienne possède une délicatesse insoupçonnée, et ses recettes complexes et précises se transmettent de génération en génération. Le jeu des mariages des différentes saveurs qui viennent à vous crescendo, la subtilité des différents masala, le jeu savant de l’équilibre du piment, tout ceci fait que la cuisine en Inde est plus que de la cuisine, mais une réelle religion.
Retrouvez les Chroniques Masala du chef Dominique Fieux toutes les deux semaines à la rentrée du Petit Journal en août.