Jamel Gafsi est président du Centre d'ingénierie de Microsoft, à Issy-les-Moulineaux, et dirige 200 ingénieurs répartis entre la France et les États-Unis. Docteur en télécommunications, formé en Allemagne et en France, il est originaire de Teboulba, au sud de Monastir et vient de créer l'EIF – Ecole Internationale Française de Tunis à El Menzah 1.
Lepetitjournal édition Tunisie : les carrières brillantes sont légion dans votre famille, est ce que les études sont indispensables pour réussir ?
Jamel Gafsi : Non, ça ne doit pas être un prérequis, mais c'est un atout.
Tous les jeunes sont-ils doués pour les études ?
Non, c'est une erreur de croire qu'on ne peut réussir qu'avec le bac en poche et/ou plus. Cela a d'ailleurs fait partie intégrante de la propagande de Ben Ali : un diplôme plus ou moins bidon pour la « paix sociale », pour que chaque famille se sente faire partie d'une élite.
On en ressent aujourd'hui les effets néfastes.
Quels effets exactement ?
Le chômage des « diplômés » pour commencer : 250 000 ne trouvent pas de travail.
Trop longtemps, on a dénigré la filière technique, où l'on pouvait faire carrière.
L'Allemagne (où j'ai fait une partie de mes études) n'a pas fait cette erreur et suggère que la formation professionnelle est un atout pour le pays. La force de l'Allemagne vient du fait qu'une partie de sa jeunesse prend le chemin de la formation professionnelle sans avoir besoin du bac.
La Tunisie souffre de ce déséquilibre, puisqu'on fait croire alors à toute une jeunesse qu'elle n'avait pas la vocation ou l'intérêt de prendre ce chemin.
Une nation est riche de sa diversité : artisans, experts plombier, professeurs et tout autres métiers
L'en priver, consiste à tromper et déséquilibrer.
Quelle serait la solution ?
Une refonte totale du système d'éducation : la Tunisie a connu pendant les années 70/80 l'excellence des ingénieurs très bien formés en 4 ans ou 6 ans, généralistes ou principaux, et autant de médecins.
L'ENIT, l'ENSI, SUP'COM restent des références. Or, on se retrouve 30 ou 40 ans plus tard, avec une multitude d'universités prétendant former des experts, établissements qui agissent en « électrons libres » sans une grande surveillance de l'Etat.
Quels sont les atouts pour réussir ?
La volonté d'aller loin, la confiance en soi, accepter de se sacrifier, travailler, la patience, savoir saisir la chance quand elle se présente. La réussite n'est pas une science exacte, chacun peut tracer son chemin selon ses propres qualités et armes.
Pourquoi réussit-on plus souvent à Sfax que dans le reste de la Tunisie ?
Dans cette ville on marie ces ingrédients, et la valeur travail est primordiale. Ceci commence dès l'éducation. Faire ses études à Sfax est donc un gage de qualité, de la même manière qu'on choisit une voiture allemande !
En 2005, vous avez abandonné la direction d'une start-up cofondée à Nice : 85 ingénieurs et plus de 6 millions d’euros de CA. Pourquoi ce choix ?
J'avais fait le tour d'horizon de cette société pendant 8 ans, co-fondateur puis président pendant 5 ans. J'ai compris que je n'apprenais plus grande chose et que je stagnais, je suis stimulé par les challenges et je n'aime pas les routines.
Je me suis retrouvé dans la situation d'obligation, alors qu'une opportunité m'a été présentée par mon partenaire Microsoft : j'ai donc saisi ma chance et si c'était à refaire, je le referai de la même façon.
A un certain moment de votre parcours professionnel, vous devez vous écouter et prendre des décisions osées qui sortent du standard.
Jusqu'où peut aller le risque ?
Lorsqu'on a confiance en soi, qu'on connaît ses limites et ses atouts parfaitement.
Cependant, il faut toujours se remettre en question, se regarder dans le miroir. C'est un exercice très difficile mais qu'il faut faire régulièrement, c'est comme cela qu'on peut avoir une confiance « raisonnée » et connaître ses limites.
Plus on est jeune plus le risque est moindre, plus on avance en carrière plus c'est difficile, en raison des engagements familiaux, financiers, professionnels etc.
en 2005 j'étais convaincu que c'était le bon moment de marquer un tournant et de faire de nouvelles choses.
Avez-vous décidé d'un plan de carrière très tôt ?
Je me destinais à la base à une carrière académique « toute tracée », puis petit à petit et en fonction de mes expériences et mes ressentis, j'ai fini par toucher au triangle d'or pour ma carrière :
1) parcours académique (Doctorat et enseignement pendant 5 ans)
2) créer et gérer une start up (pendant 8 ans)
3) grand groupe international (depuis 14 ans)
Avez vous pris des risques dès le départ ?
Le premier risque que j'ai pris a été d'abandonner une carrière académique, alors qu'il me restait 3 mois sur ma carte de séjour en France, et donc 3 mois pour créer une société (start-up) et me verser un salaire !
Et la fondation de l'EIF ?
Cela est parti d'un désir profond de changer le système scolaire, de proposer une éducation adaptée à notre société moderne, où l'enfant serait central.
Les écoles privées devraient toutes avoir la vocation de donner un contraste, donner l'exemple et tirer l'école étatique vers le haut.
Cependant, elles ne sont accessibles qu'à une certaine classe de la société ?
Je rêve de pouvoir créer une subvention pour des enfants qui viennent de familles modestes et qui pourraient intégrer un groupe scolaire privé comme l'E.I.F., principalement pour des enfants qui ont une vocation évidente pour les études, et à qui on doit donner une chance de se réaliser dans cette voie.
Que pensez-vous de la "fuite des cerveaux" ?
C'est un atout pour la Tunisie à long terme. L'Inde n'a cessé d'exporter ses talents aux USA. Ces mêmes Indiens sont devenus de grands patrons qui ont ouvert de grands centres en Inde, tels que
Google ou Microsoft. La Chine a fait le même chemin et a construit l'usine du monde.
Ces cerveaux pourront un jour rentrer en Tunisie et en faire de même, dans leur domaine respectif.
Pour comparaison, la Roumanie, à l'échelle de la Tunisie, possède des centres de recherche et de développement logiciel et technologie reconnus dans le monde, créés par des ex « cerveaux en fuite ».
Le pays est capable de former ces cerveaux, surtout s'il y a une refonte étudiée. La population tunisienne reste jeune, les voir partir n'est pas un problème mais une opportunité, d'autant plus qu'ils deviennent forcément des ambassadeurs à l'étranger.J'en suis un petit exemple, après presque 30 ans.
En tant qu' Ecole Française quelle est la particularité de l'EIF ?
La base de son programme est "international", beaucoup plus ouverte, avec l'enseignement de l'anglais dès la maternelle, l'ouverture des élèves au monde : Qui dit ouvrir les enfants, dit préparation à l'esprit analytique, l'esprit critique.
Elle pose aussi « les questions qui fâchent », comme celle de l'autorité, ou du refus de l'information de masse.
les enfants passent trop de temps avec l'électronique, qui absorbent une partie de leur temps et de leur cerveau.
Plus l'on s'adapte à cette réalité, plus on peut leur offrir un avenir correct et une perspective positive
Refuser cette réalité ne fera que nous opposer à une évidence incontournable.
Préparer les enfants à un avenir adapté au monde, et avec des attentes complètement différentes du passé.
Donc pas d'apprentissage « classique » ?
Demander à un enfant d'apprendre pour restituer n'est plus d'actualité. Un enfant doit apprendre à décrypter l'information quasi constante.
Avant et dans les années 90 celui qui avait l'information avait le pouvoir.
A partir des années 2000 c'est le traitement de l'information qui a une valeur.
Filtrer cette information, la sélectionner, la synthétiser, l'appliquer …
Bien entendu, les fondamentaux sont importants : apprendre à lire, écrire, compter .... Mais ce n'est plus suffisant.
Savoir communiquer, gagner en groupe, perdre en groupe, s'entraider sont des valeurs essentielles de l'EIF, ainsi que s'enrichir des différences : couleur, nationalité, physique ... et apprendre à se mettre au service de l'autre et de la communauté.
Quels sont vos projets pour l'EIF ?
Tout d'abord, l'école restera toujours à taille humaine avec un maximum de 24 élèves par classe. Ensuite nous travaillons sur la consolidation pour que l'EIF devienne une référence. Nous allons ensuite ouvrir le collège en 2020, et puis le lycée en 2023. L’EIF doit devenir la référence en terme d’aider les enfants à progresser dans leur scolarité et d’acquérir tous les « soft-skills » leur permettant ainsi de se préparer pour le monde qui les attend et les métiers qui les attendent. Ces derniers seront forcément différents des métiers d’aujourd’hui.
Un dernier conseil pour l'orientation des jeunes ?
Absolument prendre le temps de réflexion pour choisir le métier qu'on aime. Ce n'est pas forcément évident, mais il faut le faire le plus tôt. Faire quelque chose qu’on aime faire tous les jours est le secret de notre bonheur. Le contraire ne nous apporterait que mécontentement et démotivation chroniques.. Aimer ce qu’on fait et faire ce qu’on aime est le plus grand des luxes qu’on peut avoir.
Avoir l'humilité et la clairvoyance sur ce qu'on peut faire et ne pas faire : capacités intellectuelles, physiques ... Tous les métiers sont honorables, tous sans exception. Il ne doit pas y avoir un petit métier et un grand métier. Le plus important est d’aimer ce que l’on fait !
Propos recueillis par Isabelle Enault (www.lepetitjournal.com/tunis) le 9 janvier 2019