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Les Gitans d’Espagne, hier et aujourd’hui

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Creative Commons 3.0  JMabel https://es.wikipedia.org/wiki/Archivo:Trujillo_gitanos.jpg
Écrit par Quentin Gallet
Publié le 18 février 2021, mis à jour le 1 mars 2024

Faire l’histoire d’un peuple n’est jamais simple. Faire l’histoire du peuple gitan en Espagne l’est encore moins. Bien souvent, on connait leur passé à travers la plume des autres. D’où viennent-ils ? Quels ont été leurs rapports avec les autorités et la population de la Péninsule à travers les siècles ? Qu’apportent-ils à la culture espagnole ? Quelle est leur situation actuelle ?

 


D’où viennent-ils ? 

Autant briser directement le mystère : il n’y a aucune certitude absolue quant à leur provenance. "Comme pour bien des périodes historiques lointaines", direz-vous et vous n’aurez pas tort. 

Ce que l’on sait mieux, pour le sujet qui nous intéresse, c’est que les Gitans pénètrent en Espagne pour la première fois au début du XVe siècle. Leurs chefs sont désignés comme provenant "d’Egypte Mineure". C’est où ça sur la carte l’Egypte Mineure ? Et bien, il s’agit en réalité du terme médiéval utilisé pour désigner une zone de l’Est de la Méditerranée (Chypre, Syrie notamment). 

Aujourd’hui, les chercheurs pensent que les Gitans viennent plutôt du nord-est de l’Inde qu’ils auraient quitté aux alentours de l’An Mil avant d’entreprendre leur grande aventure vers l’Occident. 

Quoi qu’il en soit, et parce que l’étymologie est toujours intéressante, le terme "gitanos" en espagnol ("gitans" en français, "gipsys" en anglais) provient de la déformation du terme "egipcianos" c’est-à-dire "égyptiens" dans la langue de l’époque. 

 


Le bon temps des nobles d’Egypte Mineure


Nous l’avons vu, les Gitans pénètrent en Espagne au début des années 1400. Bien souvent, ils se présentent comme chrétiens et disent être en pèlerinage vers Saint Jacques de Compostelle. Leurs chefs (chaque groupe étant dirigé par un homme) portent des titres de noblesse : "conte" ou "duc" d’Egypte Mineure. 

 

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Laissez-passer de Jean d’Egypte Mineure accordé par Alphonse V, 1425  (source : Ministère de la Culture, gouvernement espagnol) 

C’est le cas de Jean (Juan) qu’on présente comme le premier Gitan d’Espagne. Nous savons que cet homme bénéficie pour lui et sa suite d’un laissez-passer (reproduit ci-dessus) signé en 1425 par le roi Alphonse V d’Aragon dit le "Magnanime" (ce qui laisse à penser en passant que ce roi mériterait son surnom). Ce document  accorde une protection à ces premiers Gitans à traverser les Pyrénées afin qu’ils puissent passer sans encombre en terres espagnoles. Par la suite, nous retrouvons la trace de Gitans en Galice en 1436. Ils sont reçus avec les honneurs à Jaén, en Andalousie, trente ans plus tard. 

C’est bien souvent oublié de nos jours, mais les Gitans sont, dans un premier temps, bien accueillis par les pouvoirs politiques ainsi que la population de la péninsule Ibérique. Cette attitude doit se comprendre dans le contexte de la fin de la "Reconquista" où la différence est beaucoup plus ténue entre le sédentaire et le nomade qu’entre le chrétien et le musulman. Le fait qu’ils se présentent comme chrétiens est capital. 

On estime à environ 3.000 le nombre de Gitans dans la péninsule Ibérique au XVe siècle. Précisons qu’il ne s’agit pas d’un groupe unifié mais de plusieurs entités d’une centaine de personnes qui sont toujours dirigées par un homme. Ces ensembles sont donc indépendants même si des liens familiaux peuvent exister entre eux. Dès cette époque, ils sont nomades et vivent du spectacle ou de la divination. 

Les premiers historiens à avoir travailler sur l’histoire du peuple gitan estiment que cette période qui s’étend de 1425 à 1499 constitue un âge idyllique entre les nomades et les autochtones. Contre toute attente, la situation se tend à la toute fin du siècle. 


Le temps des rois catholiques moins favorable aux Gitans

Comme nous l’avons vu, les Gitans à la fin du XVe siècle étaient acceptés en Espagne et même relativement intégrés. Par exemple, en 1498, Christophe Colomb, lors de son troisième voyage, en emmène quatre avec lui. Ce seront ainsi les premiers Gitans à toucher le sol du Nouveau Monde. 

De même, lorsque les couronnes d’Aragon et de Castille s’unissent en 1479, Ferdinand et Isabelle, les Rois Catholiques, ont une attitude plutôt conciliante envers eux. Ils conservent les lettres de protection existantes pour les Gitans présents et en promulguent même de nouvelles : c’est le cas en 1491 à un certain Philippe d’Egypte Mineure. 

 

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Les Rois catholiques Ferdinand et Isabelle (source : image tirée du domaine public)

Cependant, mus par une volonté de centraliser, d’unifier, de rétablir l’ordre et poussés par une Eglise puissante, les Rois Catholiques promulguent la "Pragmática" de Medina del Campo en 1499. Le statut des Gitans est durement revu dans ce document qui fera date. Le choix est simple : soit ils se sédentarisent et se mettent sous la protection de seigneurs autochtones soit ils sont expulsés. Ils ont deux mois pour prendre une décision. C’est un coup de tonnerre pour la communauté gitane.

Le petit-fils des Rois Catholiques, Charles Quint, ira plus loin en ajoutant qu’un Gitan pris pour la troisième fois en flagrant délit de vagabondage pourra être emprisonné et même réduit en esclavage pour toujours. Par ailleurs, les Gitans qui ne se sédentarisent pas dans un délai de 70 jours seront envoyés aux galères pendant plusieurs années. Cette politique est poursuivie par Philippe II qui interdit aux Gitans de se rendre en Amérique et fait même rapatrier ceux qui s’y trouvaient déjà. Même le grand écrivain Cervantès n’est pas tendre avec les Gitans. Dans un de ces romans, il écrit : "Il semble que les Gitans et les Gitanes viennent seulement au monde pour voler".

Malgré tout, la situation des Gitans s’améliore momentanément sous le roi Philippe IV qui, en 1633, décida, pour des raisons démographiques avant tout, de maintenir les Gitans sur le territoire péninsulaire. L’époque considérait, cyniquement sans doute à nos yeux contemporains, que chaque soldat comptait dans une Europe perpétuellement en guerre. 


Le temps des persécutions
 

Des temps plus durs attendaient les Gitans d’Espagne. En effet, au milieu du XVIIIe siècle eut lieu la "Gran Redada" c’est-à-dire une politique impulsée par les pouvoirs politiques et surtout religieux qui avaient décidé d’en finir avec le mode de vie gitan. 

L’opération, qui aboutit à l’emprisonnement de 9.000 Gitans, germa dans l’esprit de l’évêque d’Oviedo et fut autorisée par Ferdinand VI dit "le Juste" (ce qui laisse à penser en passant que ce roi ne mériterait pas forcément son surnom). 

Cette période, qui constitue un temps fort de la mémoire gitane dans la Péninsule, dura près de vingt ans avant que le roi Charles III ne rétablisse la situation en libérant les derniers prisonniers en 1767.

 

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Gitans fuyant Tolède en 1749

 

Par la suite, les Gitans traversent le XIXe siècle en poursuivant leur histoire espagnole entre contacts, intégration, méfiance et rejet. Toutefois, le ciel s’assombrit à nouveau pour eux comme pour le reste des Espagnols au milieu des années 1930. La Guerre Civile est vue par les Gitans comme un conflit qui ne les concerne pas : en marge de la société espagnole, ils s’estiment en marge de ses conflits internes. Cela n’empêche pas certains Gitans à s’engager, dans le camp anarchiste notamment. Mais le plus souvent, les Gitans ont été forcés de prendre parti. 

Les années franquistes furent particulièrement rudes pour la communauté. Pour faire simple, les Gitans incarnaient une sorte de contre-modèle pour les idéologues de l’Etat espagnol : marginalisés, discriminés et même accusés de propager des maladies.


Les Gitans aujourd’hui

Dire que tout a changé de nos jours serait faux. Toutefois, il convient de prendre en compte des évolutions parmi lesquelles une institutionnalisation progressive des Gitans avec des associations et des instances représentatives qui voient le jour dès les années 1980. Outre le combat pour une meilleure intégration des Gitans dans la société, ces entités tâchent de faire vivre et de faire connaître aux non-Gitans la mémoire d’un peuple présent dans le pays depuis six siècles.  

Combien sont-ils de nos jours ? De 3.000 au XVe siècle, les Gitans sont, en ce début de XXIème siècle, environ 750.000 en Espagne. Notons qu’il s’agit d’une population très jeune car la moitié de celle-ci aurait moins de 25 ans. 

Ce qui change véritablement la donne pour une large frange de la population gitane c’est la mise en place de l’Etat providence après le franquisme : l’accès à l’éducation, à la santé, à la retraite et aux logements sociaux. A la fin des années 1970, près des ¾ des Gitans habitent dans des campements ou des logements insalubres : ils sont moins de 20% dans ce cas actuellement. 

Si l’avènement de la démocratie en Espagne a amélioré la vie des Gitans, des inégalités et des problèmes demeurent. A titre d’exemple, si presque tous leurs enfants vont à l’école, seulement 2% arrivent jusqu’à l’université parmi lesquels une écrasante majorité de jeunes femmes. Notons toutefois que, dans les années 1980, presque qu’aucun enfant gitan n’était scolarisé. 

Cette question de l’éducation est d’ailleurs révélatrice de la position complexe des Gitans dans la société espagnole entre marginalité subie et marginalité choisie. Ainsi, au départ, les parents de la communauté craignaient que la scolarisation de leurs enfants dans des écoles espagnoles allait en faire des "gadjos" (c’est-à-dire des non-Gitans). 

Enfin, sur le plan professionnel, des divergences existent également entre non-Gitans et Gitans : 85% des premiers sont salariés contre un tiers de la population active gitane. 
Certains membres de la communauté réussissent brillamment à s’intégrer dans la vie publique espagnole et parviennent à des fonctions supérieures. C’est le cas de María Hernández, conseillère municipale "Unidas Podemos" de Castille et Léon ou encore de l’avocat cordouan Marcos Santiago. 
 

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María Hernández (source : Podemos Castilla y Leon)

Il n’en reste pas moins que, si l’Etat providence a constitué pour les Gitans une évolution positive, les difficultés ne se sont pas envolées en quelques années. Demeurent de nos jours de véritables problèmes socio-économiques comme le chômage qui atteint des chiffres très importants dans la communauté. 


Des Gitans socialement marginalisés mais culturellement appréciés ? Le cas de la musique gitane

Quand on pense aux Gitans, de nombreux clichés nous traversent l’esprit. Parmi ceux-ci, l’image de dynamiques joueurs de guitare qui font ventiler leur main en grattant les cordes de manière à produire une rythmique très reconnaissable. Ajoutez à cela la vision de femmes dansant en robes rouges en tapant dans leurs mains et vous obtenez une association plus ou moins consciente de la culture gitane et du flamenco. 

 

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Il faut en convenir, le terme "flamenco" est souvent utilisé à tort et à travers (et surtout par nous autres, expatriés en Espagne). Toujours est-il que si les Gitans n’ont certainement pas inventé le flamenco (dont les origines sont toujours aujourd’hui très floues), ils ont dans une large mesure contribué à fixer le genre par leur réinterprétation. Reconnu "patrimoine culturel immatériel de l’humanité" en 2010, le flamenco est une composante majeure de l’identité andalouse d’abord et, par extension, de la culture espagnole. 

Notons que le flamenco doit son renouvellement à des hommes comme Paco de Lucia ou Camarón de la Isla : le premier a grandi en Andalousie dans un quartier populaire à majorité gitane et le second est issu d’une famille de la communauté. Ensemble, ils renouvellent le genre en faisant naitre le "Nouveau Flamenco", dans la deuxième moitié du XXe siècle.
 

Enfin, d’autres musiciens gitans ont également marqué durablement la musique espagnole de ces dernières décennies. C’est le cas de groupes influencés par la rumba comme "Los Chichos", "Los Chungitos" ou "Las Grecas" par exemple. On s’éloigne des canons du flamenco et même l’origine géographique est différente : Los Chungitos viennent d’Estrémadure tandis que les deux autres groupes sont madrilènes. Comme parfois dans les groupes de musiques et très souvent dans les groupes gitans, la dimension familiale est capitale : "Las Grecas" sont deux sœurs et "Los Chungitos" trois frères. 

 

Le succès commercial est considérable. Par exemple, "Los Chichos" ont vendu plus de 22 millions d’album. Notons, et c’est intéressant pour notre sujet, que les thèmes des chansons de ces trois groupes sont très souvent en lien avec les difficultés de la condition des Gitans à notre époque (pauvreté, exclusion, drogue…). 

En définitive, la réalité actuelle des Gitans est complexe. Entre marginalité subie et marginalisée choisie. Entre amélioration des conditions d’habitats et de l’accès à l’éducation mais crainte des anciens que les jeunes deviennent des "gadjos" ignorants de leur culture d’origine. Entre plébiscite de la musique gitane comme part de l’identité espagnole et méfiance pérenne à l’égard des anciens nomades. 
 

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