Peste noire, famines, guerre de Cent Ans, Grand Schisme d’Occident… Les calamités s'abattent sur l’Europe de la fin du Moyen Âge. Dans cette vallée de larmes, un frère mendiant prêche de ville en ville, annonçant la fin des temps. Prédicateur des foules, ami des puissants, ce Valencien murmure à l'oreille d'un pape, prend part à la succession d’un roi, évangélise les populations, condamne les hérétiques, fustige les infidèles. Un autre mal menace aussi : l’hostilité croissante envers les Juifs de la péninsule ibérique. Suivez pas à pas, dans cette époque trouble et complexe, les pérégrinations du saint patron de la Communauté valencienne enterré en France.
Sur les pas de Vicente Ferrer à Valence
Vicente Ferrer (Vincent Ferrier en français) naît à Valence, Carrer del Pouet, le 23 janvier 1350. De nos jours, on peut visiter à cet emplacement la Casa Natalicia de San Vicente. Cette maison, construite dans les années 1950, abrite l’ancien puits (“el Pouet”) que Vicente Ferrer, selon la légende, aurait rendu intarissable et une chapelle bâtie en l’honneur du saint au début du XVIème siècle. À l’intérieur, de superbes azulejos qui représentent ses miracles tapissent les murs.
Vicente Ferrer est le quatrième enfant de Guillem Ferrer, notaire, et de Constança Miquel. L’un des frères de Vicente, Bonifacio Ferrer, que nous retrouverons plus loin, deviendra une figure de premier plan de l’Église puisqu’il sera nommé prieur général de l’ordre des Chartreux. Mais revenons à Vicente. L’enfant vient à peine de naître et se fait baptiser dans l’église Saint-Etienne, à deux pas de la cathédrale de Valence, en présence de la noblesse et des autorités locales. Ses parrains tergiversent ; ils ne savent pas quel prénom lui donner. Il faut bien que quelqu’un tranche à leur place : c’est l’officiant qui décide de l’appeler Vicente, le plaçant par ce choix sous le patronage de Vincent de Saragosse, diacre martyr du IIIème siècle et protecteur de la ville. Selon ses hagiographes, dès son plus jeune âge, Vicente présente des dons surnaturels parmi lesquels un pouvoir de thaumaturge.
Comme les enfants de son rang, il va à l’école pour étudier les arts libéraux. L’élève se distingue très vite par son intelligence, sa grande capacité de mémorisation et un usage consommé de la dialectique qui le fera remarquer de ses professeurs et le conduira à enseigner cette matière plus tard.
La formation d'un prédicateur exceptionnel chez les dominicains
Il entre à 17 ans en religion chez les frères dominicains dans l’ordre des Prêcheurs. La fonction première de cet ordre, depuis sa fondation par Dominique de Guzman en 1215, est de promouvoir un idéal de vie apostolique à travers la contemplation et la prédication. L’ordre dominicain est aussi, nous le verrons, le moyen pour l’Église de former une élite intellectuelle à même de lutter contre les hérésies et plus particulièrement, au moment de sa création, de faire pièce à la religion cathare.
C’est dans le couvent dominicain de Valence, fondé par le roi Jacques Ier, que Vicente va parfaire ses talents d’orateur et approfondir ses connaissances théologiques. À l’âge de 20 ans, il a déjà écrit deux traités ; ses professeurs, qui ont décelé chez lui des talents de logicien, l’envoient enseigner deux années au couvent de Lérida. Sa formation se poursuit à Barcelone où il apprend l’hébreu - langue qui lui servira lors de ses sermons pour convertir les Juifs - et où il acquiert aussi une connaissance très poussée des Écritures, arme indispensable pour prendre part aux controverses doctrinales de son temps. À l’instigation de son provincial, il se rend ensuite à l’université de Toulouse en 1376, bastion de la doctrine de Thomas d’Aquin, et y étudie la scolastique qui, pour le dire vite, vise à concilier foi et raison, philosophie grecque et théologie chrétienne.
L’ami du pape d’Avignon
Il est finalement ordonné prêtre par le cardinal Pedro de Luna en 1378 dont il devient le confesseur et confident et qui va jouer un rôle fondamental dans son existence. Son nom ne vous dit peut-être pas grand chose mais ce cardinal est élu pape d’Avignon en 1394 et se fera appeler Benoît XIII jusqu’à sa mort.
Il faut revenir sur les événements que traverse la chrétienté pour comprendre ce qui se joue à l'époque de l’ordination de Vicente Ferrer. Nous sommes à la fin du XIVème siècle. Faisons un saut quelques décennies en arrière. C’est dans le contexte d’avènement des États modernes et de crise de l’Église face aux enjeux de son temps, qui s’est traduit politiquement par la confrontation entre le roi de France Philippe le Bel et le pape italien Boniface VIII, que la papauté s’est installée à Avignon en 1309. Le dernier “pape français”, le pape Grégoire XI, décide de retourner à Rome où il meurt en 1378. On assiste alors à l’un des plus courts conclaves de l’histoire de l’Église qui va déclencher le Grand Schisme d’Occident.
D’un côté, les partisans du pape de Rome Urbain VI comme successeur à Grégoire XI ; de l’autre, ceux du pape Clément VII qui continuera de siéger à Avignon. Ce schisme se greffe sur un clivage géopolitique provoqué par la guerre de Cent ans : la France, l’Écosse et les royaumes ibériques de Castille et d’Aragon approuvent l’élection du pape avignonnais Clément VII. L’Église a maintenant deux papes rivaux à sa tête - et bientôt trois (avec, successivement, Alexandre V et Jean XXIII à partir du Concile de Pise) ! C’est à en perdre la tête : trois papes donc, dont aucun, bien sûr, n’est disposé à reconnaître la légitimité de l’un de ses concurrents.
Et Vicente Ferrer dans tout ça ? Il n’est encore que simple clerc, nous l’avons vu. Mais c’est aussi un jeune homme qui entretient des rapports privilégiés avec le cardinal de Luna, qui sera - si vous avez bien suivi - le futur pape d’Avignon Benoît XIII (appelé antipape par ses détracteurs) à la mort de Clément VII. Compter parmi ses plus proches amis un pape, ce n’est pas rien. Cela facilite les audiences à la cour d’autant que la renommée du jeune Vicente ne cesse de croître. Il donne maintenant des lectures à l’école cathédrale de Valence et ses prêches attirent un public grandissant. À partir de 1380, le voilà qui part sillonner les terres d’Espagne pour “transmettre aux autres les fruits de sa contemplation”, selon la phrase de Thomas d’Aquin.
Une action politique parmi les puissants
Il en profite aussi pour entreprendre une action diplomatique. Il rédige le Traité du schisme moderne où il prend fait et cause pour la papauté d'Avignon. Il accompagne celui qui n’est encore que le cardinal de Luna dans ses déplacements, rencontre les souverains d’Europe, et tente de les ranger sous l’obédience avignonnaise. Au gré de ses pérégrinations, il devient l’ami du roi Jean Ier d’Aragon et le confesseur de son épouse, la reine Yolande de Bar. Il est aussi l’intime de Martin Ier qui héritera de la couronne un peu plus tard.
Ainsi, à la mort du pape Clément VII en 1394, le cardinal de Luna devient Benoit XIII et Vicente Ferrer s’impose comme le personnage clef du pontificat. Légat, il obtient la bénédiction du pape pour évangéliser les peuples à travers l’Europe.
Le missionnaire le plus populaire de son temps
L’Europe, justement. Elle est à feu et à sang. La guerre de Cent ans y fait des ravages. L’Église, nous l’avons dit, est divisée par le Grand Schisme. La peste et les famines déciment les populations (plus d’un tiers des Européens en l’espace de six ans). C’est dans le climat macabre et délétère de ce Moyen Âge finissant que Vicente prêche, accompagné de quelques frères. À partir de 1399, âgé de 49 ans, il parcourt tout le sud de la France, le Massif central, le Dauphiné, la Savoie, etc. Il se rend aussi en Suisse et en Lombardie. Il rejoint même la Belgique et les Flandres.
Sa personne entraîne les foules, qui accourent pour entendre ses sermons. On l'accueille en grande pompe, comme un sauveur. Il faut dire que sa renommée le précède. Car en cette période extrêmement trouble, sa parole compte. Si elle sait se faire entendre des puissants, c’est au contact du peuple que son éloquence trouve sa pleine mesure. Vicente s’adapte à l’auditoire devant lequel il prêche. Il use de tout l’arsenal rhétorique nécessaire - paraboles, fables, légendes, anecdotes…- pour illustrer la morale de ses sermons et donner de la saveur à ses propos.
Ses connaissances théologiques lui sont d’un grand secours. Servies par une habileté dialectique et une aisance oratoire, elles captivent spontanément ceux qui l’écoutent. Vicente recourt volontiers à des termes triviaux voire vulgaires pour atteindre sa cible : départir le “vrai” du “faux”, rétablir la foi. Il pourfend les hérésies, exhorte les foules à sortir de l’état de péché qui les a conduit là où elles sont, dans le malheur et la désolation, appelle au salut des âmes. “L’Ange du Jugement” tone contre la torpeur, l’acédie qui s’est emparée de bon nombre de fidèles. Dès son vivant, on lui prête toutes sortes de miracles qui forgent sa légende et confèrent une portée surnaturelle à ses propos.
La question juive en Espagne : entre conversion forcée et intolérance exacerbée
Et puis il y a les Juifs. On ne peut parler de Vicente Ferrer sans aborder la question juive qui se rattache à l’une des pages les plus sombres de l’histoire de l’Espagne. La conversion des Juifs devient l’obsession de ses sermons.
Depuis le XIIIème siècle, les Juifs sont tenus d’assister tous les samedis à la synagogue, sous peine d’amendes, aux prêches des prêtres chrétiens visant à les convertir. Vicente débat en hébreu avec eux pour les convaincre de la supériorité de sa foi, leur accorde quelques “concessions” au cas où ils se convertiraient (les élites peuvent conserver leurs privilèges de noblesse, les nouveaux chrétiens sont autorisés à garder leurs épouses juives si elles donnent à leur tour des gages de conversion...).
Mais c’est avant tout devant un public chrétien, gagné à la cause anti-juive, qu’il déploie un argumentaire enflammé à l’encontre des Juifs et de leur religion. La figure du Juif comme responsable de tous les maux et calamités du temps constitue une topique récurrente de ses discours. Il relaie les caricatures et lieux communs de l’époque ; abonde dans la surenchère virulente.
Le peuple est déjà acquis à ce qu’il faut bien appeler un antijudaïsme exacerbé par la période vécue comme confuse et obscure et les sermons des nombreux prédicateurs faisant du Juif le bouc émissaire, cible de tous les ressentiments. Selon l’historien Moisés Orfali, ces prêches exaltés et l’idéologie qu’ils véhiculent provoquent souvent une hostilité ouverte des communautés chrétiennes contre les Juifs qui dégénère souvent en épisodes de violence.
Le rôle de Vicente Ferrer dans le pogrom de Valence en 1391 est sujet à polémique. Il semblerait qu’il ait condamné ces exactions tout en se réjouissant des conversions qu’elles ont suscitées et en soutenant, à tout le moins par le discours, les néoconvertis regardés avec suspicion par les chrétiens de vieille date... Vicente Ferrer adopte une vision millénariste : la fin des temps est proche, il faut hâter la venue du Christ - la parousie - par la conversion des “infidèles”.
Cette période de triste mémoire marque le début d’une ère nouvelle d’intolérance et de persécutions en Espagne qui aboutira à l’expulsion des Juifs en 1492 : massacres sanglants, conversions forcées, appropriation des lieux de culte, exil de nombreux Juifs vers l’Afrique du Nord, naissance d’un crypto-judaïsme pratiqué par les marranes dans la peur et le secret, obsession de la limpieza de sangre et politiques de ségrégation…
Le Compromis de Caspe
Nous allons maintenant nous arrêter sur un événement qui témoigne, une fois encore, de la place prépondérante de Vicente Ferrer sur la scène politique de son temps. Nous avons vu que l’homme d’Église est un proche de la famille royale aragonaise. Homme d’influence et ami du roi Martin Ier d’Aragon, avec lequel il entretient une correspondance, Vicente va être amené à jouer un rôle décisif lorsque ce dernier meurt en 1410 laissant le trône d’Aragon sans descendance.
En l’absence d’héritier direct, le royaume est désormais en proie aux désordres et conflits nobiliaires. Des factions s’affrontent pour s’emparer du pouvoir. Plusieurs prétendants convoitent la couronne. Le pape Benoit XIII, de plus en plus isolé, redoute la victoire de deux d’entre eux, Jacques d’Urgel, qui soutient le pape romain Grégoire XII, et Louis II d'Anjou, partisan du troisième pape Jean XXIII. Il parvient à imposer - non sans mal - une commission composée de neuf juges afin de régler l’affaire de la succession et porter au pouvoir son favori, Ferdinand.
Le sort du royaume repose désormais sur neuf personnes, parmi lesquelles, Vicente Ferrer et son frère Bonifacio, qui ont pour tâche d’élire un roi “légitime et définitif”. Sans surprise, Vicente Ferrer appuie la démarche de Benoît XIII en prenant parti pour Ferdinand dans son accession au pouvoir. Après de longs mois de délibérations, les juges procèdent au vote et Ferdinand est déclaré roi. Vicente proclame le verdict devant la foule et les parlements réunis. Il vient de faire élire le nouveau roi d’Aragon : c’est une victoire pour lui et le pape Benoît XIII !
Pourtant, l’entente entre les deux hommes va faire long feu. Le vent tourne. Après le siège de son palais en 1398, le pape d’Avignon est affaibli politiquement. Il perd l’appui du roi de France et agace ses proches par son refus obstiné de rendre la tiare. Le pontife garde néanmoins le soutien des royaumes d’Espagne. Il entame une vie itinérante et finit par se réfugier, abandonné de tous, dans le château de la presque-île de Peñiscola, en Aragon. Il continuera de se présenter comme le seul pape légitime en dépit du concile de Constance de 1417 qui mettra fin au schisme en élisant à la quasi unanimité le nouveau pape Martin V.
Le temps de Benoît XIII est révolu. Ferdinand Ier d’Aragon, le nouveau roi en qui il plaçait tant d’espoir, ignore ses revendications et le laisse ruminer sa défaite. Vicente, son ami de longue date, en fait de même. Agacé par un tel acharnement face à ce qu’il considère désormais être une cause perdue, il lui tourne le dos et le désapprouve officiellement dans un acte de renonciation en 1416. C’est ainsi que se referme un long chapitre de l’histoire de la chrétienté auquel a pris part, par ses écrits et son action diplomatique, Vicente Ferrer.
La canonisation
Voyageur infatigable, Vicente passe les dernières années de sa vie en France. Inlassablement, il continue de prêcher ; traverse les territoires juché sur un âne, va à la rencontre des populations. À chaque halte, on lui aménage une estrade où, des heures durant, il se livre à un exercice d’éloquence qui fascine les fidèles rassemblés autour de lui. Il a aussi coutume de prier pour eux et de pratiquer l’imposition des mains.
Sollicité par le duc de Bretagne, il se rend à Nantes en 1418 puis prend la route de Vannes où il finira ses jours. Harassé par les nombreux voyages, malade, il y meurt le 5 avril 1419. Le 8 avril, il est inhumé dans la cathédrale de la ville, où il repose toujours. Sa tombe devient lieu de pèlerinage. S’ouvre alors son procès en canonisation. Après les enquêtes exigées, il est canonisé le 29 juin 1455 par le pape valencien Calixte III. Le pape aimait d’ailleurs à raconter que Vicente Ferrer lui avait prédit, lors d’un prêche, qu’il parviendrait à la plus haute dignité qu’il soit donné d’atteindre et que, depuis ce jour, il n’avait pas douté qu’il deviendrait pape.