Dix ans et quatorze livres traduits plus tard, Lydia Vázquez est toujours aussi reconnaissante d’être la traductrice espagnole d’Annie Ernaux, prix Nobel de littérature 2022. À 66 ans, la professeure originaire de Saragosse enseigne la littérature française à l’Université du Pays basque. À l’occasion de sa venue à Valencia pour les Noches de la lectura, elle partage avec nous sa passion pour la traduction, sa rencontre avec Annie Ernaux et l’importance de traduire.
Ce que j'admire chez Annie Ernaux, c'est sa capacité à dépeindre avec une précision et une fidélité remarquables une réalité qu'elle a connue, vécue et parfois subie.
Pourquoi avez-vous choisi de devenir traductrice ?
Pour moi, traduire est une vocation. Lors de mes années universitaires, il n'existait pas encore de formation dédiée à la traduction ou à l'interprétation. J’ai donc intégré un cursus de philologie française, qui comporte aussi une partie de traduction. Je ne le regrette pas parce que cela m'a permis d'acquérir une profonde connaissance de la littérature française. J’ai ensuite habité en France pendant huit ans. J'ai été lectrice à Poitiers, à Orléans, maître de conférences à Caen, tout en menant ma vie à Paris où je rédigeais ma thèse.
Durant cette période, j'ai lu, énormément lu, puis j'ai beaucoup traduit. J'ai traduit mon premier ouvrage en 1989. C'était un livre de l'abbé Sieyès, pour le bicentenaire de la révolution française. À partir de ce moment, je n'ai plus jamais arrêté la traduction. J'ai traduit des écrivains classiques, comme la correspondance du peintre Nicolas Poussin, ou encore des écrits du XVIIIe siècle, que j'apprécie particulièrement. Par la suite, j’ai notamment commencé à traduire des auteurs contemporains pour la maison d’édition Cabaret Voltaire, comme Abdellah Taïa et Annie Ernaux.
Comment choisissez-vous les œuvres que vous traduisez ?
J'enseigne la littérature du XXe et XXIe siècle, donc je reste informée des dernières publications, des lauréats des prix Goncourt, Femina, etc. Il m'arrive de recommander des titres à Cabaret Voltaire pour traduction. Parfois, mes suggestions sont retenues, parfois non. De leur côté, ils me font également des propositions. Comme je le souligne auprès de mes étudiantes, je m’estime chanceuse. En Espagne, la traduction n'est hélas pas un domaine très rémunérateur. Il est donc difficile de refuser une traduction, même si le livre ou l'auteur ne vous plait pas. Quant à moi, j'ai tendance à attendre qu'on me soumette des auteurs ou des œuvres avant de prendre la décision d'accepter ou de décliner. J’ai donc la chance de traduire à chaque fois des auteurs et des ouvrages qui me plaisent beaucoup.
Comment vous préparez-vous pour traduire une œuvre littéraire ?
Pour me préparer à traduire une œuvre littéraire, je préfère éviter de lire les traductions existantes. Il arrive souvent que je sois la seule à traduire certains auteurs, comme Abdellah Taïa, en espagnol. Mon approche consiste avant tout à approfondir ma connaissance de l'auteur. Je recommande toujours à mes étudiantes de lire l'œuvre initiale trois fois avant d'entamer la traduction. Cette triple lecture vise à en saisir pleinement le sens, à anticiper les défis de traduction, et à réfléchir sur les meilleures façons d'adapter, de moduler et de trouver des équivalences.
Par exemple, quand Annie Ernaux parle de ses expériences, elle est à la fois très universelle et très française. Elle fait beaucoup d'allusions à des programmes de radio, des journaux, des chansons, des publicités. Mais les lecteurs espagnols d'aujourd'hui ne connaissent pas nécessairement les références de la France des années cinquante. Pour transmettre fidèlement son message, il me faut recourir à des équivalences et à des adaptations. C’est tout un travail de recherche avant de me lancer dans la traduction définitive.
Vous êtes depuis dix ans la traductrice en espagnol d’Annie Ernaux. Comment se passe votre collaboration et comment a-t-elle débuté ?
Tout a commencé lors d'un cours sur la littérature française que je donnais à l'Université du Pays basque, où j'ai abordé "Les armoires vides", son premier roman. Je le présentais comme une œuvre se démarquant dans le paysage littéraire du XXe siècle français. Quelque chose qui n’était pas du tout le nouveau roman, quelque chose d’autre, une espèce de rupture qui annonçait déjà une littérature du XXIe siècle différente de celle qu'on connaissait.
Chez Cabaret Voltaire, la nécessité de traduire Ernaux s'est imposée à nous. À cette époque, seulement trois de ses livres avaient été traduits par des maisons d'éditions qui n’avaient pas continué car cela n’avait pas très bien fonctionné. Nous avons donc décidé de commencer par "La femme gelée", qui reste très populaire en Espagne et en Amérique Latine. C'est un livre, comme tous les livres d'Annie, qui a l'air d'adopter une écriture plate, une écriture blanche, comme on la décrit souvent. Pourtant, c'est une écriture qui est très exacte. Il faut donc essayer d'être aussi précis et juste qu'elle, ce qui n'est pas évident. Ce sont des textes difficiles à traduire.
Parfois, je n'étais pas sûre du sens qu'Annie donnait à un mot ou à une phrase. Elle utilisait des termes normands que je n'étais pas certaine de bien comprendre. C'est ainsi que j'ai commencé à avoir une correspondance avec elle, il y a dix ans déjà. Elle s’est montrée toujours disponible, très gentille, prête à me répondre pour éclaircir un point ; ce pour quoi je lui suis infiniment reconnaissante.
En 2019, elle a remporté le prix international Formentor de littérature, où j’ai été invitée en tant que traductrice d’Annie Ernaux. Nous avons passé une semaine ensemble, durant laquelle j'ai notamment servi d'interprète avec les journalistes. C'est à cette occasion que notre amitié s'est nouée. Par la suite, nous avons fait plusieurs voyages ensemble et nous nous sommes encore rapprochées. Maintenant, à chaque fois que je me rends à Paris, j’ai plaisir à lui rendre visite.
Cela aide à bien traduire quand on s'identifie à ce qu'on traduit, tout comme on lit mieux quand on s'identifie à ce qu'on lit. Finalement, je peux dire que la traduction est une forme de lecture approfondie.
Comment se prépare-t-on pour travailler avec une écrivaine au parcours littéraire aussi riche que celui d'Annie Ernaux ?
Son style a beaucoup évolué avec le temps. Si l'on compare ses premières œuvres telles que "Les armoires vides" ou "Ce qu'ils disent ou rien" à ses ouvrages plus récents, on constate une différence notable. Elle est passée de la rédaction de romans à ce qu'elle qualifie d'auto-socio-biographies, un genre dans lequel je me sens personnellement plus à l'aise, bien que j'apprécie aussi énormément ses premiers écrits. Ce que j'admire chez Annie Ernaux, c'est sa capacité à dépeindre avec une précision et une fidélité remarquables une réalité qu'elle a connue, vécue et parfois subie. Son œuvre incarne une vérité profonde et revêt une dimension collective avec laquelle je peux pleinement m'identifier. Cela aide à bien traduire quand on s'identifie à ce qu'on traduit, tout comme on lit mieux quand on s'identifie à ce qu'on lit. Finalement, je peux dire que la traduction est une forme de lecture approfondie.
Le fait de mieux la connaître, de la rencontrer et d'être amie avec elle, vous a-t-il aidée dans vos traductions ?
Je me sens très proche d'elle. C’est positif car on traduit mieux quand on connaît bien l'écrivain. On entre davantage dans son imaginaire, dans son univers, dans sa tête, jusqu’à ce que son monde vous devienne familier. Maintenant, je lui pose de moins en moins de questions relatives à la traduction. Bien sûr, le fait d’avoir traduit quatorze de ses livres en dix ans aide aussi.
C’est une pratique qui s'est imposée récemment en Espagne. Avant, chaque maison d'édition achetait les droits d'un livre et choisissait son traducteur. Annie pouvait, comme tout autre écrivain français ou étranger, avoir cinq traducteurs différents. Maintenant, elle ne veut que passer par moi en espagnol, de la même façon qu'elle ne veut que sa traductrice anglaise en anglais et sa traductrice allemande en allemand. Je reprends toujours les mots qu'elle utilise, qui sont aussi mes mots depuis que je la traduis. Un autre traducteur choisirait d'autres mots, ce qui compliquerait la lecture.
Qu'avez-vous ressenti à l'annonce de l'attribution du prix Nobel de littérature 2022 à Annie Ernaux ?
J'étais extrêmement heureuse. La joie était d'autant plus grande que ce prix Nobel récompensait la littérature française, domaine pour lequel je nourris une passion véritable. Mais le fait que ce prix soit attribué à une femme - les lauréates ne sont pas nombreuses - ajoutait à mon enthousiasme. Et que ce soit Annie Ernaux qui soit honorée rendait cet événement encore plus spécial pour moi ! J'ai perçu ce Nobel comme un prix populaire, attribué à une personne issue d'un milieu modeste, ayant vécu une grande histoire passionnelle, ayant surmonté les épreuves de la vie, comme son combat contre le cancer du sein. On était toutes un peu primées grâce à ce prix. Pour moi, c'était une excellente nouvelle, une grande source de joie.
L'écrivain est un artiste, le traducteur est un artisan et un médiateur.
Quelle importance revêt le rôle d'une traduction, aussi bien vis-à-vis des lecteurs que de l'œuvre originale de son auteur ?
Le rôle d'une traduction est énorme. Chacun a son métier. L'écrivain est un artiste, le traducteur est un artisan et un médiateur. Je peux dire que grâce à mon travail, des centaines de milliers de personnes peuvent lire et aimer Annie Ernaux. Je suis vraiment touchée de voir toutes ces personnes qui la lisent ! C'est incroyable. Annie est née en 1940, mais elle arrive à toucher des femmes très jeunes. Mes étudiantes, qu'elles aient 18, 20 ou 23 ans, se réjouissent de trouver enfin des récits ancrés dans leur quotidien, que ce soit dans le RER ou un centre commercial. Le traducteur, à mon sens, assure une mission de transmission et de médiation fondamentale.
Selon vous, qu'est-ce qu'une traduction réussie ?
Une traduction réussie est celle qui parvient à rester aussi fidèle que possible au sens originel et aux mots de l'auteur, sans pour autant succomber au piège de la littéralité. La fidélité à l'œuvre ne réside pas dans une proximité excessive avec le texte source, mais plutôt dans la capacité à transmettre l'essence et le message de l'auteur. Un lecteur ne devrait jamais percevoir qu'il lit une traduction, ni trébucher sur un mot dans la lecture. En espagnol, il y a une expression que nous, les traducteurs, utilisons toujours : "Tiene que fluir". Il faut peaufiner le texte jusqu'à ce que cela soit fluide. L'important, c'est qu'un livre traduit en espagnol paraisse comme un livre écrit en espagnol, sans s'éloigner du texte source.