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Billet d'humeur : un PVT à Tokyo

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Écrit par Carole Dudragne
Publié le 28 octobre 2018, mis à jour le 28 octobre 2018

Dans les trains surchargés, les visages sont épuisés. Ici, les gens s’endorment les uns sur les autres. Des hommes, partout des hommes, impersonnels et en costume sombres qui baladent des corps presque sans vie. C’est une robotique passionnante, exécutant à l’identique les règles de l’ordre social établi. Tokyo, c’est la hauteur et le vide. Je me suis perdue au travers des baies-vitrées dans une même défenestration qu’Amélie Nothomb et je tombe avec elle. Avec le temps, j’ai commencé à avoir le vertige. Est-ce un instinct de survie ? Je ne sais pas. Les hauteurs de Tokyo me font tourner la tête. Ce qui m’entoure me fascine. D’en haut, l’envol, le vide, c’est quelque chose de rassurant. La sensation de dominer le monde, c’est une force merveilleuse. D’en haut tout se fige, je ne sais plus trop si les heures passent vite ou lentement. Libérée, dans ce monde parallèle dans lequel tout s’oublie l’espace d’un instant et me perdre moi aussi, pour une danse, dans ce ballet merveilleux de la robotique japonaise.

 

Un arubaito dans la restauration : les longs horaires de travail


Dix heures par jour dans un restaurant gastronomique entre cafés et verres à vin en cristal. Je ne pouvais refuser le challenge de rejoindre la haute industrie japonaise. De l’anthropologie dans sa splendeur et je dois dire que j’y ai même vu une chance incroyable. J’allais pouvoir toucher de près à l’un des plus grands échecs de la société japonaise : la misère sociale.Trente-neuf heures par semaine, dix heures par jour, quinze minutes de pause, quatre jours par semaine et quelques jours de plus, je travaille ici à temps partiel. La vue est hypnotisante au trentième étage d’un building en baie-vitrée. Je vois même le coucher du soleil derrière le mont Fuji. Le deuxième jour, j’ai commencé à onze heures du matin, je finirai le soir à vingt-trois heures trente. J’ai quinze minutes de pause pour manger, il ne me reste plus que douze heures quinze de travail. Le lendemain, mes horaires seront les mêmes, le surlendemain également.

Lorsque je voulais aller aux toilettes, je devais d’abord en informer la hiérarchie avant de m’excuser auprès de tous mes collègues. Il ne s’agissait pas simplement de demander à aller aux toilettes. Il y avait une phrase en japonais dont je ne me souviens plus même, qui voulait dire quelque chose comme « veuillez m’excuser, s’il vous plait, puis-je solliciter votre humble autorisation de me rendre au trente sixième étage ? » avec toutes les courbettes d’usage et d’infinis remerciements. Il fallait donc ensuite se rendre six étages plus hauts dans un espace réservé au personnel. La modeste employée que je suis ne pouvait se permettre d’utiliser les mêmes toilettes que la clientèle.

 

verre cristal

 


Ne reste pas à rien faire !


J’apprendrai ce deuxième jour que je ne dois surtout pas rester à ne rien faire, et ce, quand bien même il n’y a rien à faire. Il devait être aux environs de dix-sept heures trente et le service était calme. J’accueillais les clients dans un français gracieux. Au japon, il est d’usage d’accueillir les clients à voix haute dans les établissements de service. Ainsi vous entrez et sortez au rythme des « irasshaimase konbanwa » et « arigatou gozaimasu », chantés à l’unisson et de vive voix par tous les serveurs. Je recouvrai cette douce mélodie d’un élégant « bonjour, bienvenue » rehaussé d’un chignon serré et habillée d’un uniforme impeccable.


Et c’est alors que Kobayashi-San m’a demandé de laver la verrerie. Non pas la verrerie sale, puisqu’il n’en avait pas, mais bien la verrerie déjà propre, pour peu qu’elle se soit salie depuis la fin du service du midi. Kobayashi-San est l’un des shain de l’entreprise, il travaille ici depuis longtemps et a évolué au sein de la hiérarchie. Les shain sont les employés stables d’une entreprise, généralement à temps plein et en contrat à durée indéterminée. On les différencie des arubaito, qui sont les petits emplois à temps partiels ou à durée déterminée. Le lavage de ces verres de cristal relevait de techniques merveilleuses. Une machine s’occupait du lavage à haute température et nous devions faire le reste. Nous prenions les verres un par un en prenant bien soin de toujours refermer la machine pour conserver chaleur et humidité. Le cristal était brûlant mais il ne fallait surtout pas le laisser refroidir pour éviter toute trace de calcaire.

 

La robotique japonaise : les verres de cristal


« Pour un verre à vin, c’est dix-sept secondes », me dit l’un des shain. J’avais bien étudié le taylorisme mais je cru à une allégorie. Il n’en était rien, en dix-sept secondes, je devais sécher ce verre de cristal, sans n’y laisser la moindre empreinte de doigt, et surtout sans y laisser la moindre trace humide qui laisserait ensuite des traces de calcaires. Je me pliai à la règle bien qu’il me parut absurde de laver des verres déjà propres. Lorsque j’eu fini Kobayashi-San trouva des traces de calcaires sur presque tous les verres – la plupart à peine visibles. Le cristal est des plus fragiles, je n’avais pas manqué de casser peut-être deux ou trois précieux verres, m’attirant les foudres de Kobayashi-San. Il fallait maîtriser le mouvement à la perfection, pour exercer une pression suffisante qui toucherait toute la paroi du verre, en ne laissant aucune trace, mais à la fois une pression très douce pour ne surtout pas casser ces verres de cristal. Kobayashi-San reprit mes verres et les remit à laver, j’en fus peut-être à la moitié avant que la frustration ne me gagne et je quittai mon poste à vingt heures trente au lieu de vingt-trois heures trente, annonçant par la même occasion ma démission immédiate.


C’est bien une offense suprême au Japon, mais mon boss insista tout de même pour que je revienne le lendemain et que l’on en discute. J’acceptai et je revins le lendemain, c’était mon troisième jour de travail et ils furent alors obligés d’adapter mes horaires pour me garder. Je l’avais joué à l’occidentale et la confrontation des cultures était rude, mais je gagnai la bataille.

 


La petite machine


Je me suis très vite résiliée et j’intériorisais petit à petit mes nouvelles normes et valeurs d’excellence. Je vivais au rythme des verres en cristal et je me suis surprise plusieurs fois à ne plus même regarder l’horloge pendant plusieurs heures. Taylor aurait été fier de moi. Il m’arrivait souvent de relaver avec grand soin les porcelaines du restaurant. Le restaurant était généralement plein midi et soir et ces porcelaines étaient utilisées et lavées plusieurs fois par jour, mais ne sait-on jamais, qu’elles n’aient pu prendre la poussière. Pour être honnête, il m’est même arrivé par la suite de relaver les verres en cristal déjà propres. Petit à petit, je devenais une parfaite petite machine, je ne regardais même plus l’heure.

 

tokyo PVT

 

Tokyo m’a en fait passionnée par sa dimension démesurée à tous niveaux de la ville et de l’humain. Le temps paraît comme accéléré mais s’apaise et se lie à une mélodie qui paraît si douce. Les chemins se perdent, partout il y a du monde, mais nulle part des rencontres. En fait, tout paraît si plein mais si vide en même temps. Les jours passent dans l’indifférence et les saisons s’enchaînent dans une beauté absolue. On va et on vient en en oubliant l’existence, je suis restée des heures à admirer les lumières et le ballet tokyoïte. Tokyo est un gouffre, comme une ville de promesses qui nous attire et nous aspire. Les chaînes invisibles des normes de la vie prennent le contrôle total de notre existence singulière. Mais je suis l’étrangère, maladroite et quelque peu rebelle. Convaincue de moi-même, j’ai échoué à intégrer les normes et usages de la déperdition de moi-même.

 

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