L´écrivain Thierry Beinstingel, auteur d´une quinzaine de livres, a écrit celui que l´on peut tenir pour son roman le plus ambitieux : Yougoslave. À travers l´itinérance de sa famille de 1791 à nos jours, il raconte des pans entiers de l´histoire d´Europe.
Yougoslave de Thierry Beinstingel : une famille souabe
« Je crois que tout écrivain cherche à travers un titre une expression qui lui semble résumer son projet d´écriture. Yougoslave est évidemment pour moi double : c´est à la fois le symbole d´un pays disparu, d´une utopie qui visait à réunir l´Orient et l´Occident, mais c´est aussi, à cause de mes origines paternelles, un adjectif qui a coloré mon existence. C´est à la fois une géographie, tour à tour sentimentale et romanesque, mais c´est aussi la marque d´une différence et du foisonnement des langages européens que nous ignorons et qui ont pourtant constitué notre histoire ». Ces paroles ont été proférées par Thierry Beinstingel, lors d´une vidéo de présentation de son roman le plus récent Yougoslave, assurément un des plus intéressants de cette dernière rentrée et néanmoins il n´a figuré sur la liste d´aucun des principaux prix littéraires, les jurés lui ayant souvent préféré des romans où les auteurs sont trop tournés vers leur propre nombril et se croient le centre de l´univers.
Né en 1958 à Langres, commune du département de la Haute-Marne, Thierry Beinstingel a travaillé dans le domaine des télécommunications avant de se lancer dans l´écriture. Il a déjà écrit une quinzaine de romans dont Ils désertent en 2012, récompensé par le Prix Eugène Dabit du roman populiste et le Prix Amila-Meckert. Dans ce dernier roman, Yougoslave, il retrace l´histoire de l´Europe depuis la fin du dix-huitième siècle à travers l´itinéraire de sa propre famille, en commençant par son arrière-arrière-arrière grand-père, Franz, un enfant souabe du Danube, que l´on découvre en Autriche en 1791, le jour de la mort de Mozart. En ce temps-là, la France vivait en pleine ébullition révolutionnaire, mais cela n´inquiétait nullement la plus ancienne des six générations –chaque chapitre étant consacré à chacune d´entre elles- qui traversent le roman, loin de s´imaginer qu´un jour ses descendants s´y installeraient. De déménagement en déménagement, la famille développe et reconstitue son histoire le long des nombreux territoires de l´empire austro-hongrois y compris ceux qui ont été récupérés sur l´empire ottoman, pour la plupart ceux qu´un jour constitueront le pays que l´on a appelé La Yougoslavie. Les remous politiques, les remous de l´histoire se conjuguent au fil des pages de ce livre qui raconte la saga familiale des Beinstingel, des gens simples comme tant d´autres qui ont tissé l´histoire de l´Europe. Des gens qui travaillaient dans la couture, la métallurgie, l´ouvrage des champs. Ou qui étaient bien plus tard, à Paris, ouvrier à l´usine ou chauffeur routier, le métier de Léo, le père du romancier, à qui le roman est dédié.
L´histoire d´une famille mais aussi d´une Europe entre deux feux
L´histoire a parfois obligé des familles à quitter les territoires où elles habitaient. Quoique l´empire austro-hongrois fût une mosaïque de nations, un État multiculturel, les tensions ethniques y faisaient parfois des ravages. La révolution de 1848 en France a inspiré d´autres révolutions un peu partout en Europe : deux mois après Paris, des troubles similaires ont éclaté simultanément en Hongrie, en Transylvanie, en Valachie, en Moldavie. Les motivations -comme le narrateur nous le rappelle- étaient cependant différentes d´un pays à l´autre : «les uns voulant s´affranchir du joug des Ottomans ou des Russes, d´autres souhaitaient assouplir seulement l´administration autrichienne et sa centralisation extrême, où tout partait de Vienne». Une des victimes de ces troubles fut Georg, le fils de Franz, contraint d´abandonner les terres dont il était propriétaire à Palanka aux fermiers serbes à qui il avait loué ces mêmes terres.
Au vingtième siècle, on fait la connaissance de la grand-mère de l´auteur qui habitait à Sarajevo, à cinq cent mètres de l´endroit où l´archiduc François-Ferdinand a été assassiné en 1914, l´événement déclencheur de la Première Guerre mondiale et on la retrouve à Berlin, en 1945, à la fin de la Seconde, au milieu des décombres, entourée de ses enfants. Enfin, le dernier chapitre du roman est naturellement consacré à la génération de l´auteur. Thierry Beinstingel est né en 1958, curieusement l´année de l´élection du général Charles de Gaulle à la présidence de la République.
Ce roman raconte l´histoire d´une famille de Souabes du Sud, mais aussi en quelque sorte l´histoire d´une Europe entre deux feux, le nationalisme censément émancipateur et celui qui, mesquin et haineux, préconisait la supériorité illusoire de tel peuple sur tel autre. C´est aussi en filigrane l´histoire d´une utopie, le fédéralisme yougoslave qui a échoué, et peut-être celle de l´espoir en la fraternité européenne matérialisée en une future union sous d´heureux auspices. Quoi qu´il en soit, Thierry Beinstingel nous rappelle également qu´en ces temps où la situation des migrants n´a jamais été aussi controversée, il avait l´intention de remettre dans nos cœurs les péripéties modestes et singulières de nos origines.
Puisqu´il est beaucoup question d´histoire ici, à quoi, au fait, ressemble-t-elle ? Une des réponses les plus originales à cette interrogation nous est donnée par Léon Tolstoï, dans La Guerre et la Paix, une phrase que Thierry Beinstingel a choisie comme épigraphe de ce roman : « L´histoire ressemble à un sourd qui répondrait à des questions que personne ne lui pose ».
Thierry Beinstingel, Yougoslave, éditions Fayard, Paris, août 2020.