Dix longues années ont passé depuis le début du soulèvement en Syrie. À cette occasion, lepetitjournal.com Istanbul a souhaité publier un reportage réalisé en décembre dernier, auprès de travailleurs syriens présents dans la cité du Bosphore.
Abu Ahmad, Rami, Nazir et Mert ont tous un point commun : ils sont syriens et travaillent à Istanbul. Ils tentent de vivre, de s’intégrer et ne souhaitent pas rentrer au pays.
Dans le quartier de Fatih, comme paralysé par la bruine de décembre, stagne une atmosphère ralentie par les restrictions dues à la crise sanitaire. Abu Ahmad, les cheveux gris et les gants dans la viande épicée se prépare assidûment au service du midi. Il est aujourd’hui cuisinier dans un restaurant de dürüm. Originaire d’Azaz, au nord d’Alep, le vieil homme possédait auparavant son propre établissement. Il a rejoint Istanbul avec sa femme il y a quelques années, après avoir perdu ses deux enfants pendant les affrontements, "Depuis je gagne ma vie ici, mais la vie à Istanbul est très chère, je passe mon temps au travail ou à la maison, je n’ai pas beaucoup de vie sociale". Abu Ahmad a beau avoir dépassé la soixantaine, ses problèmes et ressentis sont similaires à ceux de la jeunesse.
"J'habitais à Alep. Elle était belle avant la guerre". Rami, 20 ans, est aussi un des 560 000 Syriens présents dans la région d’Istanbul. Le jeune garçon à la mèche noire a ouvert son magasin de vente de narguilés à deux pas du métro Aksaray. Enthousiaste, il ouvre volontiers les portes de son échoppe en offrant un çay et une cigarette. "Notre travail a été affecté en raison de la pandémie, mais normalement nous étions satisfaits." Après les sourires, il ajoute : "C'est dur, la vie est chère ici. Mais les gens sont bons, Dieu merci".
La route est longue
Nazir est, de son côté, étudiant en génie informatique à l’université privée Koç, au nord d’Istanbul. Après avoir terminé son lycée à Alep en 2017, il a reçu une bourse pour venir étudier en Turquie. Son expérience stambouliote, il l’a chérie. Il s’est néanmoins heurté à la complexité administrative qui règne envers les réfugiés. Alors qu’il était sur le point de signer un temps partiel avec une entreprise turque : "Nous avons réalisé que selon la législation turque du travail, les étudiants internationaux de premier cycle ne peuvent pas obtenir de permis de travail avant d'avoir obtenu leur diplôme". L’été, les restrictions se lèvent et Nazir peut travailler. Mais pendant l’année les étudiants doivent renoncer à cette source financière, parfois indispensable. L’étudiant pense que la loi du travail ne facilite pas l’intégration des étrangers même avec les précieux sésames : une assurance et un permis de résidence. Un des effets néfastes des réglementations d’Ankara de 2016, inclut en effet que les sociétés doivent elles-mêmes déposer le statut de “travailleur temporaire” d’une durée maximale de 1 an à leurs employés. Et l’obtention d’une assurance pour les réfugiés doit être elle aussi attribuée par la direction. "Pour qu'un étranger puisse travailler légalement, la paperasse requise est fastidieuse et de nombreuses personnes ne peuvent pas recevoir d'offres car les entreprises préfèrent embaucher des locaux, avec beaucoup moins de paperasse à faire", relate Nazir. La loi prévoit un ratio d'un employé étranger pour cinq turcs admis dans les entreprises.
Au bout de la chaîne
Un diplôme entrouvre la porte vers un meilleur avenir mais en réalité, peu de Syriens y ont accès. Le père de Rami, lui, travaille dans le textile, un des secteurs économiques dominants en Turquie. C'est principalement dans ces grands domaines tels que le bâtiment ou la fabrication de chaussures que les nouveaux habitants pointent à l’appel. Selon la loi, les travailleurs non-assurés n’ont pas leur place dans les lieux industriels. "Mais j'y suis entré, il y a trop de travailleurs réfugiés, nous savons qu'il y a des irrégularités dans les ateliers illégaux à Istanbul, mais aussi dans les usines modernes", déplore le journaliste et écrivain Ercüment Akdeniz. Engagé dans la lutte pour l’amélioration des conditions de travail en Turquie, sans distinction d’origine, il est notamment volontaire dans l’organisme reconnu İSİG Meclis.
Mert - qui utilise aujourd’hui un prénom turc pour faciliter son intégration - apparaît lassé. Ancien étudiant du conservatoire de musique, il a constaté la discrimination et les irrégularités lors de ses premiers travaux à l’usine. "Ils traitent mieux les Turcs, ils ont plus de rapport d'amitié. Les Turcs ont le droit de partir plus tôt. Dans certains endroits, les Syriens peuvent travailler de 12 à 14 heures, voire 16 heures par jour". Mert a aussi connu l’accident dû aux conditions parfois dangereuses des ateliers, "Une fois, je me suis coupé au bras. J'avais des points de suture. J'ai été renvoyé pour avoir demandé la permission d’un congé". Aujourd’hui, Mert est employé coiffeur.
Le militant Ercüment Akdeniz souhaite que des actions concrètes soient mises en place en continuité des lois. La responsabilité des patrons aux commandes d’un sombre processus est montrée du doigt. Ces derniers créent une chaîne volontaire en amenant les réfugiés à travailler directement dans leurs entreprises. Selon l’intellectuel, la suppression de ces réseaux devrait être "supervisée" afin de garantir une sécurité et une dignité aux travailleurs. "Les patrons sont les seuls à avoir du pouvoir et le gouvernement doit les pousser à respecter les lois de sécurité du travail" ; difficile à entrevoir avec la crise économique actuelle et la déflagration de la livre turque ces dernières années.
Pris entre deux "feux"
La Turquie fait face à des difficultés en matière d’emploi. Les chiffres du chômage atteignent 26,1 % chez les jeunes. Le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoğlu, principal opposant du président Recep Tayyip Erdoğan, déclarait en septembre 2020 lors d’une conférence, que la mairie d’Istanbul était prête à répondre au sujet de la présence syrienne : "Il est essentiel que nous comprenions et gérions bien cette question si nous ne voulons pas que l'existence des Syriens dans notre pays ouvre la voie à de graves problèmes sociaux". Pour y remédier, avant la crise de la COVID-19, des vagues d’expulsions sévissaient dans la cité du Bosphore. Les manœuvres politiques sont influencées par la réticence de plus en plus accrue d’une partie de la population turque envers la présence syrienne (en 2019, 67,7% des Turcs en sont mécontents, selon une enquête de l’Université Kadir Has d’Istanbul). Les travailleurs, eux, oscillent dans ce pays qui les a accueillis entre installation à long terme et départ sollicité. "Les gens me demandent pourquoi j’ai quitté ma ville, ces paroles nous rendent tristes", nous conte Mert d’un ton amer, avant d'ajouter "je ne dis plus à personne que je suis syrien pour qu’on ne m’approche plus négativement".
Pour Abu Hamad, Rami, Nazir et Mert leur proche avenir n’est pas forcément en Syrie. "J’irai partout où je serai accepté et où les circonstances seront meilleures, Istanbul ou ailleurs", s’exprime Nazir. Déterminé, le jeune Alépin poursuit graduellement son objectif : "J'aimerais devenir chercheur et développeur, voire peut-être professeur dans ma filière". Rami quant à lui se sent adopté par son pays d’accueil, et face à la question des discriminations, il reste fier, "Je ne suis pas en colère mais que dois-je faire ? Je reçois des nouvelles d’Alep. Il n’y a pas de travail, la guerre continue : il n’y a pas de vie là-bas".
Elif Zeynep Özipekçi et Samuel Lagrue