Bien qu’étant la première espèce animale domestiquée par l’homme (entre 20 000 et 40 000 ans avant notre ère), le chien n’a pas toujours bénéficié de la place qu’il aurait mérité de tenir.
Déjà présent dans la mythologie, il est généralement considéré comme un animal psychopompe – qui guide les âmes jusqu’au royaume des morts – triste qualificatif pour celui qu’on présente aussi comme le meilleur ami de l’homme.
Il est vrai qu’au fil du temps et des civilisations, le pauvre animal n’est pas gratifié d’éloges ; Dieu des morts chez les Égyptiens, gardien des enfers chez les Grecs, messager des morts chez les Sioux, accompagnateur du soleil pendant son voyage sous terre chez les Incas, c’est aussi l’apparition de la constellation du chien qui annonce les chaleurs extrêmes, la canicule… Pas très réjouissant non plus.
Heureusement, chez les Celtes, le chien est considéré comme un animal au courage exceptionnel et qualifier quelqu'un de "chien" dans cette civilisation, est un hommage à sa bravoure. Pour les Chinois, dans le zodiaque, le chien intelligent et serviable est dit sensible à tout ce qui touche à l'injustice.
Pour les Musulmans, le chien a un côté obscur qui en fait un être impur, vecteur de maladies et porteur de miasmes en raison de son mode de vie. Il vit dehors, se nourrit de déchets et d’ordures, traine aux abords des cimetières où il lui arrive de trouver quelques subsistances…
Le chien et l’Islam
Il n’est pas évident de savoir avec certitude quel est le statut du chien dans l’Islam car plusieurs textes sont en contradiction tels ceux qui suivent :
On tient du Prophète (Salla Allah alayhi wa salam) qu’un homme vit un chien tellement altéré qu’il mangeait de la terre humide. Prenant alors sa bottine, cet homme s’en servi pour puiser de l’eau qu’il offrit au chien et répéta ce manège jusqu’à ce que l’animal se fût désaltéré. Dieu sut gré à cet homme et le fit entrer au Paradis. Ce texte confirme l’obligation de préserver toute sorte de vie quelle qu’elle soit… Mais aussi, “Celui qui possède un chien verra diminuer chaque jour la récompense de ses bonnes actions d’un qirat (carat), sauf si ce chien est destiné pour la garde des champs ou des troupeaux”. Dans une autre version, Abou Horaïra (RadhiAllahu’anhu), aurait dit: “sauf s’il s’agit d’un chien de berger, de garde (des champs) ou d’un chien de chasse” (Sahih al-Bukhari 2322).
Devons-nous en déduire que seul le chien "utile" mérite un minimum de respect et quelques attentions ?
Si le chien, depuis la nuit des temps, accompagne l’homme nomade et ses troupeaux, ou le soldat dans ses combats, son territoire vital exclut les villes où sa présence ne présente pas de réelle utilité.
C’est avec l’exode rural et l’abandon progressif du nomadisme que, tout naturellement, le chien suivant l’homme, investit la cité.
Les nouveaux citadins canins ne sont autres que les anciens chiens de berger à savoir majoritairement les Kangal (Kangal çoban köpeği), aussi connus sous le nom de bergers d’Anatolie (Anadolu çoban köpeği).
Ne montrant aucune agressivité envers l’homme avec lequel ils ont longtemps cohabité, désormais livrés à eux-mêmes, ils s’organisent en formant des groupes dont les territoires bien délimités sont interdits aux autres meutes. Il est évident que cela ne se passe pas toujours dans l’harmonie et que les luttes sont fréquentes, ajoutant aux bruits de la ville, les aboiements quasi permanents.
Cette nouvelle société animale ne manque pas d’étonner et, dès l’apparition des premiers guides touristiques, les chiens sont mentionnés sous le qualificatif de 'nuisance' ou de 'curiosité' selon la sensibilité de l’auteur.
Le très célèbre guide Joanne-Hachette, "Bible" du voyageur, consacre en 1908 une double page élogieuse au sujet des chiens de rue, concluant le chapitre par ce conseil : "Le voyageur en Orient fera bien de s’intéresser à ces sympathiques animaux ; ils méritent – et bien au-delà – la faveur dont jouissent les pigeons de Venise, les ours de Berne, etc."
L’élimination des chiens de Constantinople
Hélas, tout le monde ne suivra pas cette invitation et le ciel va s’obscurcir pour la gente canine qui perdra son statut d’attraction de nombreuses fois photographiée pour celui de nuisance à éliminer. Très influencé par les hygiénistes et les réactions de plus en plus négatives des touristes, un an après la destitution du Sultan Abdülhamid II, le mouvement naissant des "Jeunes Turcs" décrète, en 1910, l’élimination massive des chiens de Constantinople.
On commence par détruire les portées puis on capture au lasso ou à l’aide de grosses pinces les chiens adultes qu’on entasse dans des cages. Mais que faire de tous ces animaux capturés ?
C’est alors qu’on reprend une idée qui avait été envisagée au milieu du XIXème siècle… Les abandonner sur une terre déserte de l’archipel des Îles aux Princes.
C’est l’ïle d’Oxia (Sivriada) qui fut choisie en raison de son éloignement des autres îles et de l’absence totale de vie qui y régnait. Dès lors, des rafles massives furent organisées et les bateaux emportant les pauvres animaux ne cessèrent de faire la navette entre la ville et l’île maudite.
On estime à 60 000 le nombre de chiens qui furent débarqués ou jetés par-dessus bord et laissés sur ce rocher sans aucune nourriture, contrairement à ce qu’affirmait le ministre de l’Intérieur Talat Pacha, assurant que les animaux étaient bien soignés et nourris aux frais de l’État.
Si dans les quartiers chrétiens, les rafles se passent sans problème, il n’en est pas de même dans les quartiers musulmans où nombreux sont ceux qui s’opposent à la capture des chiens.
Protéger tout être en état de faiblesse est un précepte absolu et si les chiens n’ont pas droit de cité dans les maisons, les nourrir, les protéger et leur éviter le massacre est un devoir.
Aussi, des centaines de victimes potentielles furent-elles cachées dans les entrepôts, les remises, les ateliers et jusque dans les casernes, qui ouvrirent leurs portes aux animaux terrorisés.
Que devinrent les chiens qui ne purent s’échapper et se retrouvèrent jetés sur "l’île porte-malheur" comme l’appellent encore certains Turcs ?
Après avoir attendu longtemps qu’on vienne les rechercher, persuadés que les hommes avec qui ils avaient toujours cohabité ne pouvaient les abandonner là, ils commencèrent à manger les cadavres de ceux qui n’avaient pas résisté aux mauvais traitements, puis finirent par s’entredévorer dans le vain espoir de survivre.
On raconte, mais espérons que cela relève de la légende, que durant cette horrible période d’extermination, certains curieux se faisaient transporter en bateau jusqu’à l’île maudite pour y voir l’affreux spectacle, et que certains chiens, pensant qu’on venait les chercher, se jetaient à l’eau pour rejoindre les bateaux qui, en s’éloignant délibérément, les condamnaient à la noyade.
Cette monstrueuse curée ne fut pas renouvelée, mais deux ans plus tard, le nouveau maire d’Istanbul s’enorgueillit de l’éradication de 30 000 nouveaux chiens au sein de ses fourrières.
Le problème des chiens de rue reste d’actualité et ces derniers ne sont toujours pas considérés au même titre que les chiens domestiques, d’ailleurs de plus en plus nombreux en ville. Leur situation est un peu plus supportable ; stérilisés et vaccinés, ils continuent cependant d’arpenter les rues en quête de la générosité d’une main qui leur donnera de quoi manger un jour de plus.