Les réseaux sociaux se sont développés à travers le monde entier, et la Turquie n’est pas en reste. Mais quels réseaux sont les plus utilisés dans ce pays ? Qui sont ceux qui s’en servent ? Comment en usent-ils, et comment composent-ils avec la censure ? Eléments pour y voir plus clair grâce aux réponses de trois spécialistes.
Le réseau social préféré des Turcs s’appelle… Facebook. La Turquie se classe au cinquième rang mondial en nombre d’utilisateurs. “C’est surtout parce qu’il attire des personnes de tous âges”, explique Erkan Saka, professeur adjoint à l’université Bilgi d’Istanbul. “Twitter et Instagram, les numéros deux et trois, ont peut-être un nombre inférieur d’utilisateurs, mais ils sont plus influents. Quand quelque chose se passe, le public se renseigne sur Twitter”, ajoute-t-il.
Si les réseaux servant à la communication et au partage d’informations ont du succès, ceux qui concernent la création artistique – comme Pinterest par exemple – ont plus de mal à s’imposer. Un décalage assez logique, selon Ekiz Oğulcan, journaliste citoyen pour la plateforme 140journos, qui souligne que “tout le monde ne peut pas apprécier le même type de musique ou de peinture, tandis que tout le monde a besoin des réseaux sociaux pour communiquer”.
Des utilisateurs jeunes, urbains et éduqués
La jeunesse, jusqu’à 30 ans, est la classe d’âge qui utilise le plus les réseaux sociaux. “C’est bien normal, ils sont nés avec. Lorsque des personnes d’âge moyen les utilisent, c’est surtout Facebook, et c’est surtout pour jouer à des jeux comme Farmville”, sourit Ekiz Oğulcan. Si les jeunes sont prédominants, il existe cependant des variations selon les différentes régions de Turquie. “De manière générale, les habitants de la ville utilisent bien plus ces réseaux que ceux de la campagne”, affirme Özgür Uçkan, professeur d’économie numérique à l’université de Bilgi.
Mais les différences n’apparaissent pas uniquement entre les milieux ruraux ou urbains. “On observe aussi que les régions du sud comme Antalya sont celles qui concentrent le plus d’utilisateurs; mais les réseaux sociaux se développent beaucoup dans les régions kurdes du sud-est”, précise-t-il. Raison de ces disparités ? “En ville, on a besoin de se construire un réseau; c’est moins nécessaire dans des villages où tout le monde se connaît”, observe Ekiz Oğulcan.
Les réseaux sociaux comme outil de contestation
Ces réseaux sociaux, s’ils sont d’abord utilisés pour la communication et le partage d’informations, jouent aussi un rôle important dans la contestation contre le gouvernement. Il y a bien sûr l’exemple de Gezi, l’été dernier : “Les manifestants utilisaient des réseaux comme Vine (où l’on poste des vidéos dont la durée n’excède pas la dizaine de secondes, ndlr) pour témoigner de ce qu’il se passait. Et bien sûr, Twitter tournait à plein régime”, raconte Ekiz Oğulcan.
Mais la contestation continue sur les réseaux sociaux aujourd’hui encore. Le site Bobiler, par exemple, permet le partage d’images humoristiques souvent sur un thème politique. “Il y a eu de nombreux procès contre le site, mais ça marche toujours parce que c’est drôle et efficace”, commente Erkan Saka.
Les événements de Gezi en 2013 ont profondément changé la façon qu’ont les Turcs d’utiliser les réseaux sociaux. “Avant Gezi, c’était bien plus passif, les gens se contentaient de lire les informations, regarder les photos de leurs amis. Depuis Gezi, les utilisateurs publient beaucoup plus, ils sont bien plus actifs”, analyse Erkan Saka. “On a des milliers de nouveaux contenus tous les jours, que ce soit sur Twitter ou sur Incicaps (site de création de mèmes, ndlr)”, pousuit-il. Et les contenus eux-mêmes ont changé, selon Özgür Uçkan: “Les Turcs parlent beaucoup plus de politique qu’avant sur les réseaux sociaux. C’est devenu un réel enjeu.”
Politique et réseaux sociaux
L’influence de la politique sur les réseaux sociaux se ressent bien évidemment avec la censure d’Internet mise en place par le gouvernement à certains moments-clés, comme cela s’est vu cette année avant les élections locales. Une mesure qui n’a pas permis de faire baisser le nombre d’utilisateurs. “Le premier soir de la censure de Twitter, il y a eu encore plus de tweets que d’habitude”, relate Ekiz Oğulcan. Mais la stratégie du gouvernement n’était pas forcément de bloquer toute parole. “Le Premier ministre voulait surtout que les réseaux sociaux soient décrédibilisés. Il attaque ces réseaux dans ses discours en les présentant comme des outils néfastes, afin que leur parole devienne inaudible”, ajoute-t-il.
Certaines mesures de dissuasion mènent par ailleurs à l’autocensure. “L’an dernier, 50 personnes ont été emmenées au poste pour des publications sur le réseau Ekşi Sözlük. Bien entendu, cela fait peur aux utilisateurs, surtout les nouveaux, qui se censurent eux-mêmes ”, rapporte Erkan Saka.
La censure a des effets sur les utilisateurs, mais également sur l’industrie numérique. “C’est trop incertain pour un jeune entrepreneur de lancer un commerce basé sur Internet. Si ses contenus sont censurés, il perd tout. Alors ils vont s’installer hors de Turquie”, souligne encore Erkan Saka.
Delphine Duchêne (http://lepetitjournal.com/istanbul) vendredi 11 juillet 2014