Il fait partie de ces trésors vivants que le monde nous envie. Un artiste oui, Chevalier de la Légion d’Honneur et Commandeur des Arts et des Lettres d’une modestie infinie, auréolé de triples étoiles et de tant de récompenses plurielles, qui balance son instinct avec une vie entière de travail et de passion, et qui sait émouvoir sans effet de manche, sans artifice, sans gadget. Pierre Gagnaire n’a rien tant à cœur que de vous transmettre avec une immense humilité « juste un moment de plaisir », et d’émotion, avec des assiettes toujours aussi fines et complexes, sans tomber ni dans l’artificiel ni dans la mode. Une cuisine sincère faite « d’amour d’art et de technique ». Une rencontre passionnante avec l’homme qui fait le chef.
Lepetitjournal.com/dubai : Vous avez des restaurants à travers le monde, que vous confiez à de talentueux seconds entre chaque visite, comme Matthieu Balbino, un de vos fidèles, le Chef de Cuisine à qui vous laissez les rennes ici en votre absence. Qu’est-ce que Dubaï vous a apporté ?
Pierre Gagnaire : Bon je n’ai pas la possibilité de venir profiter de la ville, de m’y balader sac à dos et nez au vent. On vient ici en équipe, avec François qui est en charge de tous les Fouquet’s, dont celui d’Abu Dhabi, et on doit suivre un agenda bien précis et bien rempli, nos journées sont scandées de rendez vous, et c’est tout à fait normal : c’est une forme de respect vis-à-vis de l’entreprise et de respect du contrat moral et de confiance qui nous lie aux équipes sur place, et à Matthieu. Maintenant la ville on la ressent tout de même, on sent l’ambiance, les gens : et ce qu’on ressent c’est de l’énergie, une joie de vivre, des gens courageux qui se donnent à leur projet, qui se lancent malgré les aléas et les difficultés. On sent une population jeune, oui, courageuse, cette énergie étonnante malgré les crises, les difficultés. Il y a un élan, de l’allant.
Cela fait tout de même 13 ans que vous êtes installés à Dubaï, elle n’est pas une inconnue ?
Non, absolument pas, je l’ai vu grandir sous mes yeux même si je ne la connais pas en profondeur. Je me souviens d’avoir vu la tour (Burj Khalifa) pousser devant nous, s’arrêter, repartir au rythme des péripéties économiques, je me souviens de ces milliers de fourmis qui y travaillaient, avec les équipes qui y passaient jusqu'à 15 jours d’affilée, la mosquée qui avait été installée en haut sur le chantier pour les travailleurs, toutes ces vies accrochées là-haut et ce projet fou qui voyait le jour.
Qu’est-ce que vous avez envie de partager, de transmettre ici ?
La relation avec les gens, c’est ce qui fait ce que je suis, c’est ce qui compte pour moi. J’ai été très marqué par une forme de bêtise en cuisine, une façon je ne dirais pas brutale, mais bête de traiter son équipe. Tout de suite j’ai voulu faire autrement. J’ai compris que pour moi la seule façon d’avancer c’était d’embraser tout ça avec gentillesse et passion, d’emmener les gens avec soi dans une histoire. En cuisine c’est un vrai jeu de rôle, où chacun doit tenir son rang et sa place en fonction de ses compétences et de sa maturité. En tant que leader, et je le suis depuis longtemps maintenant, mon rôle c’est de sentir comment sont les gens. De comprendre où ils donneront le meilleur, ça ne sert à rien de les plier de force, ou de les caser dans un moule qui ne leur convient pas. Tous les restaurants que j’ai pu ouvrir dans ma vie, ce sont des projets humains. À chaque fois je me suis posé la même question « est-ce que j’ai la bonne personne ? » et « est-ce que cette personne va y trouver son compte ?» Comme en bateau : on anticipe un départ en mer, une expatriation, la problématique du déracinement, il faut se préparer. Ne pas se retrouver par gros temps comme un idiot à paniquer. Partir loin de chez soi sur des projets comme les miens, cela se prépare aussi.
Qu’espérez-vous pour demain ?
Je souhaite que l’économie mondiale se relève, que les affaires reprennent, et que mes équipes qui ont fait preuve de beaucoup de courage, de résilience et d’abnégation durant cette année où le monde s’est arrêté, puissent donner de nouveau le meilleur d’eux-mêmes. J’ai confiance : sur mon bureau j’ai longtemps eu ce mot chinois qui traduit crise par danger et opportunité. Bien sûr nous n’affrontons pas les dangers, les crises de façon égale, mais forcément des choses positives vont en émerger, j’en suis convaincu. L’homme est un animal social, les gens vont ressortir, ils ont besoin de sociabiliser, de partager, ils ont besoin de nouveauté, d’expériences… Bon, pas tout le monde non plus : moi j’ai grandi avec le restaurant de mes parents qui voyaient presque toujours les même clients, c’était un autre monde. On demandait des nouvelles de la grand-mère, du chien, les gens traversaient parfois toute une vie avec les 15 mêmes amis. Disons que j’ai fait les choses différemment…
Il y a un passage de votre biographie qui m’intrigue : vous partez « faire la route » aux États Unis en 1975, de Québec à Acapulco en stop, c’est une échappée libre… que se serait-il passé si vous n’étiez pas revenu ?
Ah avec des « si »… (sourire). Bien sûr beaucoup de choses auraient été différentes, la vie est faite de bifurcations. Certaines sont fruits de votre volonté, d’autres arrivent par complet hasard, d’autres encore sont un mélange des deux… c’est ce qui fait la beauté de la vie. Je n’aurais certainement pas eu les mêmes femmes, les mêmes enfants, les mêmes aventures. J’étais parti à la poursuite du rêve américain, qui était celui de ma génération. C’était presque une parenthèse enchantée après des années très dures de formation. Même si en cuisine les années « dures » durent au fond toute la vie. J’ai aussi été cuisinier dans la marine, sur un bateau qui a d’ailleurs coulé, il y a eu des morts, c’était un moment terrible. Mais j’ai adoré cette période de ma vie, de cuisinier en mer ! J’y avais rencontré un officier qui m’avait promis de me pistonner pour le paquebot France. Il faut se souvenir, c’était un autre monde presque… Si on parle de démesure, de luxe… bien sûr aujourd’hui c’est le monde du « bling » mais le France c’était tout autre chose : une débauche absolue de vrai luxe, le navire amiral de la culture française, dans tous les sens du terme, plus jamais on ne verra une création pareille ! Alors j’attendais, j’attendais ce papier qui n’arrivait pas… et j’ai découvert beaucoup plus tard que ma mère avait intercepté la convocation et l’avait déchirée… Pourquoi ? Par peur que je ne reparte en mer probablement, je ne sais pas. Mais voilà : encore une fois la vie est faite de chemins, de croisements, de choix décisifs. Et c’est elle qui façonne qui vous êtes.
Ce sont toutes ces expériences, ces émotions qui façonnent à leur tour votre cuisine, ce n’est pas une cuisine de livre de recettes, d’école ou de traditions familiales, vous êtes à part…
Ce que je veux transmettre dans ma cuisine c’est de la gentillesse, et surtout la sincérité avec laquelle je travaille, avec laquelle j’entreprends tout ce que je fais. Et puis bien sûr la convivialité et l’émotion. Le restaurant de Dubaï a un certain âge, des racines se sont crées, ce n’est pas une « machine à sous » - et c’est aussi grâce à l’entente avec notre propriétaire, Al-Futtaim qui ne veut pas aller dans cette direction non plus. Pour moi l’honnêteté et la sincérité vraiment sont essentielles. Par exemple en 2019 j’ai passé 160 jours en voyage. Cela ne laisse pas beaucoup de jours de présence dans mon restaurant parisien, qui est censé me représenter. Ça me gêne. Et ce sont aussi tous mes projets à l’étranger, mon ouverture sur le monde, qui m’ont permis de rebondir et de recommencer après Saint Etienne. C’est un travail en équilibre, on est sur la crête en permanence. C’est grâce aussi à tous ces projets que j’ai pu donner leur chance à des gens incroyables. Depuis 20 ans maintenant, si on y pense c’est une aventure humaine extraordinaire. Si on offre quelque chose de sincère, le monde vient à vous, au fond.
Un mot sur la carte : un mélange très attrayant de plats iconiques comme vos œufs Monet ou les grenouilles sauce poulette, les Saint-Jacques, crevettes grises, boutons de Paris, navet daïkon; bouillon de poule au tapioca. …. et puis quelques produits ou plats très italiens, comme les puntarelle ou la colatura, c’est une curiosité, un goût personnel ?
La cuisine italienne a cet avantage sur la cuisine française, c’est qu’elle donne instantanément le sourire ! Elle n’est pas sérieuse. C’est une équation simple, des tomates, du basilic, une bonne huile d’olive et cela sent les vacances, l’ailleurs, la légèreté. C’est un cliché avec lequel il est amusant de jouer dans le pays du soleil perpétuel. Et il ne faut pas oublier que c’est une proximité, une influence sur la cuisine française qui remonte à loin. Dès les Médicis l’Italie est une voisine qui s’invite à notre table, il y a une porosité entre nos deux cuisines… et c’est une voisine qui a l’élégance de ne pas être encombrante… (sourire). Donc oui, ces accents italiens sur notre carte c’est du plaisir, des produits intéressants à travailler, à faire découvrir : aller un peu plus loin que le cliché justement… et ils s’inscrivent bien dans une cuisine qui par essence ici, est rarement hivernale.
Pierre’s, bistro & bar est ouvert du dimanche au samedi de 18:30 à 23:00 (dernière commande), le bar de 16:00 à 01:00
Réservations ici : 047011111
N’oubliez pas le restaurant Choix, également signé du chef Gagnaire et aux mains de Mathieu Balbino, avec son extraordinaire et gigantesque comptoir à pâtisseries qui propose entre autre des déjeuners légers et un « afternoon tea » mirifique, récompensé sans interruption depuis 2017, et qui vous attend dans le lobby de l’hôtel.
Ouvert tous les jours dès le petit déjeuner de 7h à 22h30.
restaurantreservation.dfc@ihg.com
Ou par téléphone : +971 4701 1136
Rediffusion de notre article du 22 mars 2021