Nous retrouvons Clément dans son carnet de bord semi fictif d’un Français au pays du grand Søren. Aujourd'hui, troisième feuillet : autour de la médecine danoise.
Aalborg, le 5 octobre 2010,
À la recherche de la médecine de ville danoise
Ne confondons pas. Est-ce que ça vous chatouille, ou est-ce que ça vous gratouille ?
Ici, comme sans doute partout ailleurs et en fait dans tous les secteurs d'activité, la médecine contemporaine s'incarne, me semble-t-il, en une énorme machine à exécuter des processus, relever et consigner des données, abattre mécaniquement de la saisie de data et manager de la relation patient, dans un espace pratique de plus en plus réduit, compact, tendu, et inlassablement fragilisé par la puissance publique. Coupes dans les budgets, digitalisation à tout crins, audits commissionnés en haut lieu et pilotés par de grands cabinets de conseil ressassant ad nauseam leurs mantras d'optimisation efficiente de l'activité humaine sur d'inoffensifs post-it, précarisation des métiers de santé publique à tous les niveaux, la liste est longue et nul besoin d'évoquer ici en profondeur les méandres de cette triste réalité, petite musique qui est la même au Danemark que partout ailleurs. L'humain, constamment porté aux nues et placé au centre du monde sur post-it en cabinet de conseil, s'efface pour finalement disparaître du réel. Kafka aurait aimé l'époque des Big Data.
Si ce déplaisant constat est à mon sens vérifiable partout, la médecine de ville danoise - également tributaire de ses coupes rigoristes et du pragmatisme structurel des penseurs planificateurs qui fixent son cadre - offre à bien des égards, un visage différent de celui auquel mon enfance et ma jeunesse française m'avaient habitué. Les danois, lorsqu'ils se rendent chez leur médecin dans le cadre d'une consultation n'attendent visiblement pas le même type d'échange, d’interaction ou de gestes ritualisés, pratiques immémoriales dans l'inconscient collectif des patients gaulois. Efficacité ascétique et standardisée primant sur le reste, toute visite chez un praticien danois, de quelque nature que fut sa spécialité, démarre par le scannage de la fameuse carte jaune multifonction, à la fois pièce d'identité, d'allocations sociales, passe santé, identifiant bancaire, et bien plus encore.
Déjà trois ou quatre consultations depuis que je fréquente le Danemark. Jamais rien de grave, je suis en bonne santé, mais à chaque fois, une prise de rendez-vous à mon sens légitime, répondant à la nécessité d'un traitement, d'un soin, et plus globalement de l’observation apaisante, bienveillante, d'un spécialiste avisé. C'est gratuit, en tout lieu et en tout temps, du moins indirectement puisque totalement financé par le très puissant système fiscal danois. Je me dis que c'est bien et suis heureux de pouvoir remettre ma santé entre les mains d'une mécanique d'état aussi bien huilée et éprouvée. Déjà plusieurs cabinets et diverses spécialités entrevues pour un panel d'expériences variées, pour un ressenti toujours similaire, fidèle à lui même et constant, d'une entrevue à l'autre.
Je ne résiste pas à l'envie de divulguer ici quelques florilèges cocasses :
Première consultation :
Ma généraliste, dont je fais la connaissance, est une femme sympathique et souriante, aux traits fermes et tendus, qui ne trompent pas quant à la nature de son tempérament. Efficace dans sa gestion du temps, rectiligne dans l'échange, elle est équipée d'un rutilant iMac disposé sur un magnifique bureau contemporain aux lignes pures et de couleur claire. Sur le plan de travail trône un somptueux luminaire Poul Henningsen, qui irradie la pièce d'une agréable lumière. Le cabinet est équipé de sa traditionnelle table d'auscultation en acier trempé, qui trouve idéalement sa place dans cet espace raffiné et immaculé. Elle m'interroge sur mes symptômes – une abominable toux qui dure depuis au moins trois semaines et m'a rendu aphone -, semble en prendre bonne note sur son Mac qu'elle ne quitte pas de yeux en acquiesçant à mes déclarations. Elle tapote frénétiquement sur les touches de son clavier... mais ne m'auscultera pas sur sa belle table en acier trempé. Absolument pas. Aucun geste médical élémentaire, pas d'écoute de ma respiration, ni prise de tension ou inspection du rythme cardiaque. Cela ne fait jamais que trois semaines que je tousse à en décrocher les papiers peints. Emballé c'est pesé, toutes données patients saisies et sauvegardées, notre échange verbal lui suffira à déterminer la nature du traitement adéquat, totalement inefficace au demeurant, consistant en une ignoble préparation de pharmacie à base de camphre et d'opium. Je m'interroge un peu...
Seconde consultation :
Quelques semaines plus tard, même praticien, même lampe, même iMac, pour un désagrément différent, intime celui-ci, quelques dizaines de centimètres plus bas que la dernière fois. J'explique, un peu penaud, comme c'est souvent le cas en de pareilles circonstances, la problématique qui est la mienne, convaincu cette fois-ci d'être invité à m'allonger sur la table d'auscultation en acier trempé qui me tend les bras. Que nenni. L'esprit pratique et la bonne gestion du temps dictent à ma souriante praticienne le geste médical qui s'impose. Impassible depuis son poste de pilotage, vissée dans son confortable fauteuil de bureau ergonomique en simili-cuir sur roulettes, toujours à distance raisonnable de la lampe et du Mac, elle glisse jusqu'à moi et inspecte la zone concernée sans trompettes ni tambours, à la volée, devant sa table de travail. Les données patient une fois dûment saisies, un diagnostic tombe. Les remèdes vite prescrits seront cette fois parfaitement opérationnels. Je suis tout de même de plus en plus perplexe...
Troisième consultation (jamais deux sans trois) :
C'est à présent vers les services d'un ORL que mes pérégrinations de santé guident mes pas. De puissantes, répétées et fort désagréables brûlures nasales occupent bien mes nuits. Je prends rendez-vous au hasard avec le premier spécialiste rencontré sur Google. Il peut me recevoir dans la journée ce qui est une bonne nouvelle. Autre ambiance, autre style, cette fois-ci résolument moins tourné vers les luminaires de prestige et le design contemporain que chez ma souriante généraliste. Le cabinet, installé dans ce qui a sans doute été autrefois un assez bel appartement, marine dans un jus sinistre et déprimant. Installé dans la salle d'attente après avoir confié ma carte santé à une étrange assistante qui semble habiter sur place, j'observe les murs sans tons et les visage sans lueur des patients qui attendent leur tour. Je me dis, d'une part, qu'après tout c'est juste un détail cosmétique et d'autre part, que personne n'accueille son otite avec un plaisir démesuré. Pourtant la suite de l'expérience confirme mes inquiétudes dans des proportions stratosphériques. Scène de théâtre de boulevard. À peine sa porte ouverte, le spécialiste montre des signes d'impatience et le franc besoin d'en terminer au plus vite avec moi. Il appartient à cette catégorie de personnes qui parlent vite, écoutent peu, et pressent leur interlocuteur d'aller droit au but. Nouvelle auscultation efficace : Tout va bien, il n'a rien trouvé d'anormal. Et là, moment d'éternité, il se détourne de moi, prélève d'un monticule de feuilles A4, un document pré-imprimé qu'il me glisse entre les mains, présentant sa recette personnelle de l'inhalation de camomille – trois à quatre fois par jour – en vue d'une lutte contre les brûlures et dérangements nasaux en tous genres. C'est le seul traitement connu. Une fois l'opération réalisée, il effectue quelques pas rapides autour de la chaise sur laquelle je suis assis, et dans un élan prodigieusement déterminé, ouvre sa porte en grand sans autre forme de procès, m'indiquant toutefois que nous pouvons, si nécessaire, reprendre rendez-vous d'ici trois mois, histoire de faire un point. Je comprends entre les lignes que la consultation touche à sa fin. Il est vrai que le temps passe et deux minutes quinze se sont allègrement évaporées depuis que j'ai pénétré dans son cabinet. Quittant piteusement les lieux, je crois que je commence à comprendre...
Comprendre que ma recherche de la médecine de ville danoise n'est sans doute pas près d'aboutir.