Devant un temple dédié à Vishnu, les dévots et pèlerins sont nombreux à la sortie de la prière de onze heures. Parmi eux, un couple avec deux enfants vient se reposer au pied du traditionnel Pipal (ndlr : un arbre sacré pour les hindous). La femme tient fièrement dans ses mains un petit panier d’où émergent deux poupées en bois et chiffons. « Krishna et son frère Balarama » explique-t-elle.
Le temps du déjeuner approche alors le panier est garni de provisions, une pomme et des biscuits. Depuis deux ans, la femme « élève » son Krishna en le transportant avec elle dans tous les déplacements importants de la famille. Il n’était pas question de le laisser à la maison pour ce pèlerinage familial. La femme dit en prendre soin comme un bébé. Tous les jours, elle lave les poupées, les habille, leur donne à manger et leur chante des chansons et des mantras.
Quelques jours après, le hasard fait que nous croisons à l’entrée d’un temple de Ganesh, un jeune homme d’une trentaine d’années portant lui aussi dans les mains un panier berceau avec un bébé Krishna. Il nous précise que le bébé est « élevé » par sa famille depuis vingt-cinq ans, les membres se relayant pour en prendre soin. Même histoire : on baigne la poupée, la nourrit, l’habille et la cajole tous les jours.
En interrogeant à la ronde, il semble que la pratique ne soit pas si exceptionnelle. On nous raconte même l’histoire d’une femme très attachée à son bébé Krishna qui, quand elle voyage en avion, réserve une place à côté d’elle pour la poupée.
"Elever" son bébé Krishna, une pratique qui a un air de Tamagotchi
Ces rencontres insolites nous font penser à la mode aujourd’hui oubliée des Tamagotchi, ces animaux virtuels élevés par des enfants et des plus grands dans les années quatre-vingt-dix. Sous peine de les voir disparaître, il fallait les nourrir régulièrement et prendre la responsabilité de leur éducation.
A la différence des Tamagotchi, les bébés Krishna ne risquent pas de mourir. Pas question de responsabilité émotionnelle, ni de culpabilité en cas de mauvais traitement ou d’oubli. Les Tamagotchi qui mourraient pouvaient être remplacés immédiatement.
Les bébés Krishna sont immortels, on ne les jette pas, on ne les renouvelle pas. Ils font partie de la famille.
Une enfance insouciante et heureuse pour le dieu Krishna
Krishna est la huitième forme du dieu Vishnu. Il est reconnaissable à sa peau bleue (ndlr : Krishna en sanskrit signifie bleu-foncé). Il est très souvent représenté jouant de la flûte, entouré de vaches et de femmes.
Il serait issu d’une famille royale de la ville de Mathura (près d’Agra). La légende dit que son oncle, Kansa, avait usurpé la place de son propre père à la tête du royaume. A cause d’une prédiction annonçant qu’un fils de sa sœur la princesse Devaki le tuerait, Kansa ordonna de supprimer tous ses neveux. Le septième enfant de Devaki, Balarama, fut miraculeusement sauvé. Pour le huitième, la princesse et son mari implorèrent Vishnu qui promit de protéger l’enfant en l’échangeant avec le bébé fille d’un couple de paysans de la ville voisine de Gokul. C’est ainsi que Krishna fut recueilli par des parents adoptifs, à l’écart de son oncle meurtrier.
Les récits de son enfance en font un personnage malicieux et espiègle, dérobant le lait et le caillé aux Gopis, les gardiennes de troupeaux de vaches. Krishna et ses amis grimpaient les uns sur les autres pour atteindre les pots de yaourt suspendus au plafond dans les maisons voisines.
Aujourd’hui, dans le Maharashtra, les fêtes de Dahi Handi ou Janmashtami dédiées au dieu Krishna organisent des pyramides humaines rappelant cet épisode. Il s’agit d’aller décrocher des pots de yaourts sur des mâts mais ces jeux s’accompagnent souvent de gains d’argent pour les équipes victorieuses.
Le symbolisme des bébé Krishna
Quelle signification donner à cet attachement au bébé Krishna ? Pour la jeune femme rencontrée, on peut penser à un transfert affectif, elle, dont les deux enfants sont déjà grands. Pour le jeune homme, l’explication est ailleurs puisqu’il s’agit d’une ancienne tradition familiale.
Nos deux témoins parlent de dévotion, à l’image des Gopis de la mythologie, prêtes à tout abandonner pour se consacrer à Krishna. Il s’agit d’une forme d’adoration de ce dieu né humain et que les frasques enfantines rendent particulièrement attachant et charmant.
"Élever" un petit Krishna, c’est avoir une relation privilégiée et intime avec le dieu, un mysticisme simple et fondamental. Comme le couple de paysan devenu ses parents dans la légende hindoue, chacun veut contribuer à l’épanouissement du dieu dans sa forme humaine et enfantine. C’est un sacerdoce, mais aussi un honneur et un moyen d’améliorer son karma.
Si toutes les familles n’adoptent pas un bébé fictif, la majorité des hindous aime le poupon Krishna qui est très souvent représenté dans les tissages, tentures, dessins et sculptures.
Les temples de Krishna
Au Tamil Nadu, plusieurs temples sont dédiés à Krishna, parmi lesquels le Rajagopalaswamy près de Tanjavur et le Pandavadhoothar à Kanchipuram.
A Chennai, au quartier de Injambakkam, a été inauguré en 2012 le temple Sri Radha Krishna Mandir de la secte ISKCON, « association internationale pour la conscience de Krishna ». L’ISKCON a été fondée en 1966 à New York par Bhaktivedanta Swami Prabhupada. Ses adeptes sont connus sous le nom de « Hare Krishna », le mantra qu’ils répètent à l’infini. Le Beatle George Harrison a contribué à la renommée de la secte en créant dans Londres un temple ISKCON.