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NOUVELLE : Miss Kep

« Les villas de Kep » est un projet de 14 nouvelles que le Petit Journal se propose de publier. Emmanuel, passionné par leurs histoires, les ayant souvent et longtemps arpentées, en se fondant sur des archives, a imaginé « ce qu’elle auraient pu être » et surtout, « ce qui aurait pu s’y passer ». Entre fictions et réalités historiques, leur but est de voyager dans le temps en traversant un siècle d’histoire, et de faire revivre ces villas malheureusement détruites et dont même les ruines, petit à petit disparaissent. P.S. tous les noms ont été changés ou imaginés.

MISS KEPMISS KEP
Écrit par PEZARD Emmanuel
Publié le 10 septembre 2023, mis à jour le 7 janvier 2024

MISS KEP 

1954

 

« Si elles sont belles, c’est qu’elles produisent naturellement des mouvements justes… »

Auguste Rodin, 1er août 1906

  

L’ambiance est festive. L’ancien adjoint du gouverneur de l’Indochine, reconvertit dans la spéculation immobilière, a fait le déplacement d’Hanoï, pas la porte à côté, pour assister… au défilé.

   La première élection de miss Kep ! L’inauguration aussi d’une nouvelle statue, dont elle sera l’effigie, en remplacement de cette Dame Blanche précédente, nue et debout, aux formes plantureuses, au séant généreux, à la poitrine dantesque, qui avait enfin été arrachée de son socle. Finie la France, vive le Cambodge indépendant ! Finie l’impudeur érotique de cette femme exubérante, place à la grâce apsaras et à la délicatesse khmère.

   Certes, la plupart des Français sont encore présents, mais symboliquement. Ils ne sont plus que spectateurs, jouisseurs passifs, non plus administrateurs, chefs, gendarmes, officiels. Si les belles tenues sont encore de rigueur, plus d’uniformes militaires pour les barangs… En civil les Bretons ! En costume de flanelle légère, les Parisiennes ! Même Marcel, de Marseille, sentant bon le savon et la lavande, n’affiche plus fièrement sa croix d’honneur, l’ayant remplacé par un petit foulard parfumé aux fragrances du Sud. Il a aussi relégué son képi de lieutenant-colonel contre son vieux béret mité, qui mettait pourtant en avant ses oreilles décollées dans lesquelles chantaient encore les cigales de son pays natal.

   Sur la nouvelle plage artificielle, alanguis sur les transats, tout ce beau monde se détend sous des parasols d’un blanc immaculé en attendant… le défilé.

   Les enfants de la haute barbotent dans ce golfe de Siam transcendé par un soleil à la douceur printanière, nous sommes en novembre, la mousson a été bonne, l’Indépendance se fête dans tout le pays.    

 

   Pour l’occasion, Sa Majesté le Roi Sihanouk, Monseigneur Papa, père de l’indépendance et amoureux des arts, réalisateur, cinéaste et créateur de la nouvelle-vague Khmère, chanteur adulé aux romances délicates, est venu.

   Mais le voilà, entre deux acclamations, trois bains de foule, qui fait une pause et s’assoupit… se met à rêver… que bientôt, ici à Kep et dans tout le Royaume… viendraient des artistes de tout horizon… des architectes de Kuala Lumpur, des paysagistes de Singapour, des percussionnistes du Kippour, des metteurs en scène du Laos, des calligraphes de Canton et des laqueurs de Kyoto, des ethnographes de Chau Doc et des sculpteurs / souffleurs de Shisha de Bénarès, et bien sur des couturiers de Paris et des poètes de Saint-Germain-des-Prés, tout l’Orient, le Moyen et l’Extrême, tout l’Occident, toute l’Asie se donnant rendez-vous, dans un grand tourbillon créatif…

   Des Mercedes côtoient des Citroën et des Cadillac qui roulent au pas, parfaitement lustrées, le long de la corniche, sous le ciel azur, d’un bleu pur et sans bavure, seulement parsemé de timides nuages apportant un semblant de fraîcheur, à l’heure de midi, à l’ombre tout de même des palmiers, alors que partout les déjeuners et les alcools sont servis : un pique-nique en toute simplicité sur la plage. Les convives se sont installés sur les tapis de sol à même le sable.

 

mis kep cadillac mercedes

   Au premier rang, à Kep, derrière les membres de la famille royale, il y a une belle tripotée d’anciens colons, qui essayent d’accepter qu’ils ne sont plus chez eux…

   Jean-François, et surtout Christine, sa femme, charmante mais râleuse, avec ses jambes violettes à force de piqûres de moustiques répétées, d’irritations dermatologiques, exécrant la cuisine sans crème, autant que sa marmaille criarde et geignant, progénitures non désirées mais que les obligations sociales l’ont obligé à faire venir au monde, et qui a l’instant se chamaillent sous les yeux amusés de la dynastie Desponte, des palmeraies Desponte et compagnies.

   Il y a aussi des personnages plus compliqués, des Khmers de différents horizons comme…

   Khun Pothea, fils de bonne famille, qui lit les gazettes locales en sifflotant, sous les flamboyants et les Champey qui bordent la corniche, un cocktail savoureux à base de bourbon et de… glaçons. Il se régale d’avance des ragots qu’il va entendre sur ses géniteurs, les rumeurs insidieuses et les révélations en queue de serpent qui révéleront la nature corrompue de ses parents haut-placés, en train de discuter, à quelques mètres de lui, avec un rufian aux allures de gentlemen…  

    Le jeune Soth, enfin seul quelques minutes avec la belle Kunthia, lui compte fleurette, lui parle, ennuyeux, de ses études d’ingénieur, alors qu’elle rêve d’un rocker qui, passionnément, lui ferait danser des madisons effrénés dans les clubs branchés de la capitale en buvant de la bière, non cette insipide citronnade qu’il vient de lui offrir, amouraché mais maladroit, timide et gauche, engoncé dans les conventions bourgeoises de sa stricte éducation dont il n’arrive pas à se dépêtrer.

 

   Thibault de Linière ressasse ses échecs. Son soi-disant éditeur lui a envoyé une énième lettre de refus, la troisième, lui expliquant que son style était trop ampoulé, que ses personnages manquaient de profondeurs psychologiques, que ses chapitres étaient trop courts, qu’il ne pouvait publier un pareil « torchon » et « ramassis d’inepties ». Il lui souhaitait bonne chance en lui demandant de ne plus rien lui envoyer. Thibault boit donc seul les restes de sa cave, bien achalandée heureusement, pour noyer ses chagrins divers, artistiques, sentimentaux, familiaux et professionnels : son humble plantation de poivre à Phnom Voal vient de subir de graves attaques d’insectes identifiés : ses concurrents.

 

MISS KEP

  

Kakada, vingt-sept ans, traducteur pour les autorités responsables du cadastre, écrit « caca d’oie » dans le sable depuis qu’on l’a remercié pour ses bons et loyaux services, merci et au-revoir, en-revoir, il hésite sur la formulation, mais ne désespère pas de retrouver un travail en tant que serveur au France, le restaurant le plus huppé de Kep ! En attendant, bon bouddhiste, il travaille son karma en donnant gratuitement des cours de français aux gamins des rizières, ses petits frères et petites sœurs de cœur, qui n’ont pas eu, comme lui, la chance de naître dans une famille huppée de Sino-Khmers, commerçants et éduqués.  

 

MISS KEP

  

Fabrice Sedan se moque qu’on l’appelle « La Duchesse ». Fier de son petit katoey à peine majeur, qu’il exhibe sans honte et même avec fierté. Il le masse à l’huile d’hévéa sous son coin de paradis, de parapluie, de parasol, et, fils héritier de Jacques Sedan et de Martine Soupira, propriétaires des bijouteries Sedan et Soupira, morts dans un accident de voiture l’année dernière, il se complait dans la dilapidation de l’argent qui lui est tombé du ciel, en sautant tous les minets qu’il peut, les payant rubis sur l’ongle, et au doigt, désireux de les épouser parfois, de les chérir, mais ils s’enfuient tous au bout de quelques semaines d’abus sexuels outranciers… Aujourd’hui seul, d’humeur joviale, il profite seulement de l’instant présent, attendant le défilé : il n’est pas là pour se faire engueuler…

   Kumphea est aux anges ! Toute sa famille s’est réunie autour de lui, venue des quatre coins du Cambodge, des provinces de Sen Monorom et de Prey Veng, de Pursat et de Kompong Som ! Demain, après cette journée exceptionnelle, il va se marier, et la cérémonie sera grandiose ! Plus de mille quatre cents invités, ce qui le classe dans la même catégorie sociale que celle des hauts dignitaires. A cette occasion, il a fait cacher dans le garage arrière de la Villa Garuda, majestueuse demeure d’un de ses amis, où les festivités vont avoir lieux, une moto Vespa directement importée d’Italie, avec un ruban d’or autour, comme présent pour sa chérie, sa dulcinée, la femme de sa vie, Srey Neth.   

    Commandant en chef des douanes à trente-deux ans, il a aussi fait venir un Bonzini, la Rolls-Royce des baby-foot, qui lui rappelle son enfance à Naples, car oui, Kumphea peut se targuer d’être un des seuls Khmers italophone et italophile du Royaume ! Son restaurant, confié à sa demi-nièce par alliance, « Le Napolitain », à Phnom Penh, ne désemplit pas.

   Il a aussi appris à parler avec les mains, à chanter des complaintes latines sous les balcons les soirs de pleine lune, ce qui avait séduit Srey Neth, sublime paysanne devenue pute, rencontré dans un bordel de standing sur les quais, et qui, après une valse érotique au rythme tumultueux des flux du Mékong, est aujourd’hui sa femme, sa muse, la mythologie intime de son amour simple et infini.

   Vireak est un jeune architecte qui a fait ses études à Paris, à l’école Le Corbusier, bien que le génie soit Suisse.

   Il s’offre un sourire radieux, contemple l’horizon, l’infini, réfléchit à l’architecture et à la décoration intérieure de la nouvelle villa qu’Alban de Frontin, l’attaché culturel de l’ambassade de France, lui a commandé en lui laissant quelques indications mais surtout, carte blanche : trois-cent quatre-vingt mètres carrés de liberté ! La panacée ! … Le big-deal ! … Son contrat du siècle, celui qui lui ouvrira toutes les portes ! Il voit les terrasses en demi-cercles suspendues, des lianes de ficus se sustentant de la matière minérale, un clin d’œil au Ta Phrom !... Dans les appendices des sous-pentes il posera des carrelages bariolés ! Il fera casser de la muraille pour créer des ouvertures dans les cloisons des chambres, orientées Sud-ouest, histoire de laisser rentrer une lumière tamisée matinale. Plus classique, il se servira des nasses des paniers de crabes pour camoufler les ampoules : plus original, il tendra des filets de pêche aux plafonds des salles-de-bains pour disperser l’eau. Il bouillonne d’impatience, de commencer, fantasmant, mais non c’est réel, il ne fantasme pas, il prépare, c’est là, demain, après le défilé… il y est, dedans, dans la maison, dans chaque recoin, face à l’immensité, trois-cent quatre-vingt mètres carrés de liberté.  

 

MISSKEP VILLA

 

Alban de Frontin, le commanditaire de ladite maison, a bien tiré son épingle du jeu et vit l’indépendance comme un doux songe. Au côté de Martine de Frontin, sa femme depuis vingt-huit ans.

   Il observe Vireak, son architecte privé, en sirotant un verre de Saint-Emilion. Il est fier de faire travailler un jeune artiste Khmer au talent indéniable, à l’imagination intelligente, aux rêveries inventives. Il nage en plein bonheur, flotte dans la ouate onirique de l’instant présent, dans les vapeurs douces d’une réalité parfaite. Il lui fait aussi l’amour de temps en temps, quand Madame va jouer au Bridge le vendredi au Raffles ou faire de la danse synchronisée avec les autres femmes de...

 

   Alain Veng, comme il aime à s’appeler, bien que simple paysan d’origine, regarde sa femme, blanche et onduleuse, avec des yeux gourmands, en balançant/berçant sa petite fille dans le hamac, qu’il a accroché entre deux manguiers donnant plus de mangues que dix paniers ne pourraient en contenir, « et qu’un meilleur hiver » …

   Très Cambodgien, il se sent pourtant très Français, parlant aujourd’hui la langue de Molière avec brio. Il pense à son roi aimé, qui, dans quelques minutes, apparaîtra pour lancer l’ouverture officielle de l’élection de Miss Kep, puis lèvera le voile qui offrira à tous la vue de la nouvelle statue, cet hommage à toute la nation Khmère. Il rigole en son for intérieur aussi, sachant que la sculpture a été commandé depuis longtemps.

   « On dirait des élections » songe-t-il, souriant, car le plus important, pour lui, reste sa femme, blanche et onduleuse, qu’il dévore avec des yeux gourmands, et sa petite fille, allant/venant dans la toile tendue du hamac, tendrement bercée sous les manguiers et le temps qui va et vient et vit au ralentit.   

 

   Charles-Henry Bourdet est là avec son garde du corps, le lieutenant Eric Barrot. Il est le maître à régner des fumeries d’opium du nord, des échanges avec le Laos et la Birmanie, un Isocèle indispensable dans le Triangle d’Or. Il a ses contacts aux douanes comme dans l’armée, la police, les arcanes politiques, ici au Cambodge, et dans les tiroirs cachés des officines des Colonies. Il n’est pourtant qu’un rouage parmi d’autres, une pièce du puzzle, en fait pion inconséquent d’une stratégie bien plus vaste, marionnette utile autant que fusible, mais ayant ses entrées et proche du pouvoir et de ses secrets.

 

 

   Il y aurait d’autres dizaines de portraits à dresser, mais la joie doit l’emporter, alors le défilé commence : nuages en ouate douce, ombres en grâces légères, furtives apparences, lascives coïncidences, vagues océanes, sourires en coins, fiertés taquines, forces tranquilles, complicités partagées…

 

Miss Kep

  

Douze splendeurs Khmères !... La démarche toute en infinie légèreté, sur un tapis de fleurs d’hibiscus rouges, improvisée sur le sable blanc... elles ne marchent pas, elle flottent, offrant un ballet sans commune mesure face à la baie de Kep, à la mer en ce jour pareille à un lac, calme mais frissonnante, comme pour respecter autant de beautés, les accompagner dans cet instant de grâce…  

   Sveltes, minces, félines, chacun de leurs mouvements fait trembler tous les gens rassemblés pour l’événement, en même temps que le silence se fait. Il n’y a plus de rangs royaux, de haut-fonctionnaires, plus de Français, de Vietnamiens, d’hommes d’affaires Chinois ou Thaïlandais… plus de paysans… de gens du commerce, de pêcheurs ou de riziculteurs… plus de servants, de chauffeurs, de gens de peu : juste la musique de Sin Sisamouth, apparu par la volonté de Sa Majesté qui préside l’événement, et un peuple réunit au cœur battant d’un moment de magie, d’une liberté retrouvée : l’Indépendance.

   Miss Kep, Chanleak, fût élue à l’unanimité des clameurs !

 

 

   En attendant, je me suis offert l’insolence et le privilège d’écrire son discours imaginaire, lors d’un rêve qui, au réveil, à la relecture, ne me parut pas si absurde.

 

MISS KEP

 

« Vous pensez que nous sommes des silhouettes frêles, aux allures infantiles. Mais ne vous fiez pas à nos airs d’oiseaux graciles ! Nous sommes des femmes Khmères, force et grâce ensemble, nous incarnons autant l’esprit que l’harmonie. Nous sommes les descendantes des déesses, des Apsaras, à la fois guerrières, voluptés, casses-couilles et désirs ! Nous avons sur vous les hommes, l’ascendant de Brahma qui maîtrisent les magies et font les empires, et vous, vous êtes les otages de nos désirs. »  

 

Emmanuel Pezard, Phnom Penh, le 07 septembre 2023

 

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