Lundi 20 avril dans l’après-midi, Pyae Sone Win Maung, 28 ans, le conducteur d’un véhicule de l’Organisation mondiale de la santé qui menait vers Yangon des échantillons à tester pour le Covid-19, est mort des suites de ses blessures après que sa voiture, pourtant clairement identifiée comme relevant d’une agence des Nations-Unies, a été prise pour cible par des tireurs non-identifiés alors qu’elle franchissait le pont de Yar Maung dans la région de Minbya, dans l’état de l’Arakan. Un autre passager, Aung Myo Oo, est toujours à l’hôpital de Sittwe, la capitale de l’Arakan, après avoir été lui aussi blessé, au bras. Les autorités ne permettent pour l’instant pas de contact entre les médias et Aung Myo Oo.
Au-delà des condoléances et regrets de circonstances publiés par l’OMS ou l’ONU, la question d’une enquête indépendante sur cette mort pose, ainsi que plus largement celle de la guerre qui s’intensifie actuellement entre l’armée régulière birmane (la Tatmadaw) et le mouvement rebelle combattant de l’Armée de l’Arakan. Il est d’ailleurs très symptomatique que si un groupe de 16 organisations internationales a rapidement appelé à un cessez-le-feu dans la région et que certaines ont réclamé une enquête indépendante sur cette mort, les Nations-Unies elles-mêmes se sont d’abord limitées à déplorer « l’incident », le mot employé dans le communiqué officiel de l’ONU en BIrmanie, et à demander « plus d’informations sur ses circonstances ».
La guerre des versions entre l’armée régulière et l’Armée de l’Arakan
Or, sans une enquête vraiment indépendante, il est impossible de savoir qui sont les auteurs des tirs. Car évidemment ni la Tatmadaw, ni l’AA ne veut assumer une erreur et encore moins un tir volontaire présenté comme une erreur… D’après la Tatmadaw, c’est bien sûr l’AA qui a tiré. Les arguments ? « L’armée birmane n’a aucune raison de tirer sur un véhicule de l’ONU », a expliqué le général Zaw Min Tun, porte-parole de la Tatmadaw. Certes, mais l’Armée de l’Arakan non plus n’a aucune raison a priori de tirer sur un véhicule de l’ONU. Autre argument : les munitions qui ont touché les hommes et le matériel sont du calibre utilisé par les armes de l’AA et non celles de la Tatmadaw. Mais en l’absence d’observateurs indépendants lors de la collecte des preuves, comment connaître avec certitude l’origine des projectiles présentés comme ayant été tirés ? Rien n’est plus facile que de changer une cartouche pour une autre…
L’AA affirme pour sa part que « l’armée régulière garde ce pont depuis plusieurs jours et que toute la journée du 20 avril a été émaillée d’escarmouches entre les deux camps. Des soldats birmans ont pris la voiture pour cible après l’avoir laissée passer un de leur barrage ». Là encore une version invérifiable. Les témoins du village de Min Ywa attestent que ce sont des hommes en civil qui ont amené les deux blessés à leur dispensaire, et que Pyae Sone Win Maung est décédé d’une hémorragie suite à ses blessures. Mais la version de l’AA est « qu’elle a trouvé les blessés dans leurs voitures et que ses hommes leur ont donc porté assistance ». Toujours aussi invérifiable... La clef aurait été les déclarations à chaud de l’autre victime, Aung Myo Oo, blessé au bras. Mais ce témoignage n’a pas été collecté de manière indépendante, et maintenant que l’individu a été tenu au secret plusieurs jours, quoi qu’il dise sera suspect de pressions, de menaces et de biais. Il est aussi a noté que c’est près de ce même pont de Yar Maung qu’un convoi du Comité international de la Croix-Rouge avait été attaqué en juin 2019… la encore sans qu’aucune enquête indépendante n’ait établi les responsabilités.
Aucune perspective de cessez-le-feu
Depuis le début de la crise du coronavirus, de nombreuses voix s’élèvent au plan international – y compris celle du secrétaire général des Nations-Unis António Guterres - pour un cessez-le-feu dans le nord de l’Arakan et le sud du Chin où les affrontements sont violents entre Tatmadaw et AA, ainsi que pour un rétablissement des communications électroniques, intégralement coupées depuis juin 2019, afin que la lutte contre le Covid-19 puisse être convenablement conduite dans cette zone. Un appel sans succès pour l’instant. Le 21 avril, le général Zaw Min Tun a d’ailleurs affirmé que « la Tatmadaw allait continuer à nettoyer la région ».
En fait, les perspectives d’un cessez-le-feu ou même de négociations entre les deux bords sont illusoires car c’est bel et bien une intensification de l’affrontement qui se met en place, dont le malheureux chauffeur des Nations-Unies n’est que l’une des nombreuses victimes. Depuis que le conflit a repris entre la Tatmadaw et l’AA, fin 2018, ce sont au moins 160 000 personnes qui ont été obligées de quitter leurs demeures et qui s’entassent aujourd’hui dans des camps de réfugiés dans l’Arakan, cibles faciles et fragiles pour le Sars-nCov-2, et au moins une centaine de civils tués et plusieurs centaines blessées dans les violents combats entre les deux camps. Le 19 avril dernier, des soldats ont arrêté une quarantaine de villageois, dont on est pour l’instant sans nouvelles, « car ils sont soupçonnés d’appartenir à l’AA ».
Les députés arakanais mis sous pression par les militaires
Par ailleurs, le porte-parole de l’Arakan National Party (ANP), un parti politique régionaliste officiel qui compte 22 députés au parlement fédéral birman (10 à la chambre haute et 12 à la chambre basse) et 18 députés au parlement régional sur les 35 élus (pour 47 députés au total), s’est officiellement inquiété des pressions des militaires sur son parti après que le chef d’état-major Ming Aung Hlaing a accusé dans une interview des députés de l’Arakan de « diffuser la propagande de l’AA ». Le cabinet du chef d’état-major a aussi accusé un député de l’ANP, Tun Tun Win, de « colporter des rumeurs sans les vérifier ». Selon l’ANP, « l’armée souhaite juste faire taire les dernières voix qui décrivent ses exactions dans l’Arakan. Notre parti atteste que des attaques sur des civils ont lieu presque tous les jours dans l’Arakan, avec des gens blessés, tués, torturés. Nous le voyons sur le terrain ». Des comportements que la Tatmadaw nie farouchement.
Et l’armée régulière reçoit pour l’instant le plein soutien du gouvernement civil, qui a déclaré l’AA comme « mouvement terroriste » le 23 mars dernier, jugeant que les rebelles tuaient des fonctionnaires, des civils et mettaient en danger la paix et la sécurité dans le pays. Avec cette déclaration, le gouvernement civil ferme la porte a toute négociation puisque l’AA ne remplit du coup plus les conditions pour participer au processus de paix officiel, qui est de toute façon au point mort depuis plusieurs années. Dernier gros soutien en date aux militaires, le cabinet de la conseillère d’état Aung San Suu Kyi a publié un communiqué le 21 avril mentionnant entre autres « tout notre soutien aux soldats birmans qui remplissent leur devoir avec courage et détermination et sacrifient parfois leurs vies dans la lutte contre les terroristes de l’AA qui cherchent à détruire l’action du gouvernement, du peuple et des gens de bonne volonté pour combattre le Covid-19. Nous sommes profondément désolés d’apprendre que des civils sont morts ou blessés dans l’Arakan et dans le Chin et nous apporteront tout notre soutien a ces victimes et à leurs familles ».