La méthode semblait bien rodée : une entreprise dépose un projet d’investissement dans une zone rurale, rencontre les communautés locales et leur promet monts et merveilles – emplois, école, hôpital, routes… – puis procède à une étude d’impact environnemental qui conclut systématiquement à l’innocuité de l’opération, et en voiture Simone, c’est parti pour les travaux, avec une communication montrant comment toute la procédure est « participative » et « respectueuse »… Mais c’était sans compter sur la belle maxime attribuée à Abraham Lincoln (qui ne l’a pourtant jamais prononcée) : « On peut tromper tout le monde quelque temps, quelques personnes tout le temps, mais pas tout le monde tout le temps ». Et en s’organisant progressivement, les communautés locales ont commencé à réagir à ces méthodes parfaites sur le papier et douteuses dans les faits.
Dans le nord de l’état Shan, par exemple, des résidents ont protesté voilà quelques jours lors de la visite du ministre régional de l’Electricité et de l’Energie au village de Talong, qui va être noyé sous les tonnes d’eau du réservoir du barrage de l’Upper Yeywa construit par des Suisses et des Chinois. Le ministre venu rencontrer les villageois est tombé sur un bec car ceux-ci ont purement et simplement refusé de lui parler, déclarant lui avoir déjà signifié leur opposition totale au projet et qu’il les avait alors complétement ignorés. « Trop facile de venir trop tard et prétendre vouloir parler avec nous. Ils représentent les riches, pas le peuple. Ils disent que le barrage va nous fournir du travail mais nous avons ici dans la vallée des plantations d’orangers biologiques qui nous rapportent plus de 1,7 millions de kyats par foyer (environ 1100 euros) par mois. Aucun travail industriel ne rapportera autant. Et ils vont tout détruire avec leur barrage ». Sans oublier qu’il s’agit par ailleurs d’une zone de guerre civile ouverte…
Les autres usines hydro-électriques prévues plus au sud par des investisseurs Japonais, Australiens, Autrichiens ou Norvégiens, notamment avec le soutien de l’International Finance Corporation (IFC), un membre de la Banque mondiale, souffrent toutes de la même contestation. Environ 90% de l’électricité produite ira à l’exportation et donc ne bénéficiera pas à la Birmanie, ni de près, ni de loin, et les dégâts environnementaux seront énormes, quoi qu’en disent les études d’impact environnemental partiales et biaisées conduites par l’IFC et consorts. L’une de ces structures sera par exemple construite sur la faille géologique de Kyaukkyan, l’épicentre du plus violent séisme de l’histoire du pays, dans un pays où les tremblements de terre sont courants. Rassurant sur le sérieux des études d’impact.
Dans l’état de Mon, le schéma est similaire. Là, c’est l’entreprise de gaz et de pétrole Forever Thanlwin qui a dû annuler à plusieurs reprises la consultation publique prévue avec les populations ethniques Mon de la région de Ye car celles-ci ont d’ores et déjà affirmé par des canaux officiels – en écrivant aux autorités locales et régionales – et par le réseau social Facebook qu’elles ne voulaient pas du projet de bases littorale et offshore que Forever Thanlwin veut mettre en place. Les responsables de l’entreprise, face à une troisième annulation d’affilée, déplorent « ne pas pouvoir expliquer tranquillement aux populations locales toutes les facettes et les apports de leur projet ». Les militants qui s’opposent à eux leur répondent que « ce projet va détruire notre littoral et notre mode de vie. Ils nous promettent du travail et une école ? Nous avons déjà une école dont nous sommes contents, et nous avons du travail grâce à la pêche, notamment. Leurs ‘bénéfices’, nous n’en avons pas besoin. S’ils tiennent leur consultation, nous viendrons aussi pour expliquer la réalité aux gens, exemples et chiffres à l’appui, et nous verrons qui ils croiront. ». Un défi que l’entreprise ne semble pas vouloir relever…
Forever Thanlwin cherche donc maintenant un moyen de passer outre ce rejet populaire, en mentionnant les 55 millions d’euros qu’elle prévoie d’investir, en rappelant qu’elle a déjà acheté le terrain pour construire des entrepôts et une jetée et en ajoutant incidemment que « les gens doivent aussi se mettre à la place de l’entreprise et comprendre certaines nécessités ». Les militants leur rétorquent que disposer d’une terre, cela ne signifie pas pouvoir faire n’importe quoi dessus ou avec, et que si l’entreprise avait voulu éviter des frais inutile, elle n’avait qu’à faire ses fameuses consultations avant d’acheter… Et lorsque Forever Thanlwin évoque l’étude d’impact environnemental qui sera conduite, les locaux ont beau jeu de rappeler que dans l’état de Shan aussi il y avait eu des études d’impact environnemental… et qu’elles étaient toutes bidons, réalisées par des cabinets internationaux douteux surtout soucieux des intérêts de leurs clients. « Ils veulent construire un mur dans l’eau pour protéger leurs installations de bord de mer. Cela va modifier les courants et la circulation de l’eau, personne ne sait ce qui en résultera et ils veulent nous faire croire qu’ils respectent l’environnement ? », note un opposant.
Dans le pays Karen tout proche, Myanmar Alliance for Transparency and Accountability (Mata), un réseau qui regroupe plus de 450 organisations locales de toute la Birmanie, conteste « parce qu’elle est toxique » la construction par la société chinoise Wuxi d’une centrale électrique au charbon. Bien sûr l’étude d’impact environnemental n’a rien vu « car elle ne respecte pas les normes internationales » selon Mata et les experts que l’ONG a consultés. Les pollutions de l’eau et de l’air sont déjà de vrais problèmes bien documentés dans la région et, estime Mata, « l’étude d’impact environnemental n’en fait pas cas. » Conclusion de Mata : « Au mieux, l’étude a été mal menée par des gens n’ayant pas les compétences requises. Au pire, tout cela est de la poudre aux yeux pour faire avaler aux populations des décisions déjà prises ».
Wuxi n’est pas une inconnue de Mata. Il s’agit de l’entreprise qui a réouverte la centrale au charbon de Tigyit, dans le sud du Shan, alors qu’elle avait été fermée en 2014 à cause de la pollution qu’elle créée. Wuxi avait alors signé un contrat d’exploitation de 22 ans en se targuant de réaliser une étude d’impact environnemental préalable et d’en respecter les conclusions, notamment de cesser d’opérer si celles-ci étaient négatives. Depuis, la centrale fonctionne, l’étude n’a pas été menée à bien correctement, et les habitants se plaignent de la pollution de l’eau et de l’air et des maladies dont ils souffrent « à cause de l’usine » selon eux. Du côté des autorités, le ministre de l’Electricité et de l’Energie affirme que « tout cela est sans problème pour la santé et l’environnement » et son adjoint a insisté sur la nécessité d’avoir recours aux centrales à charbon si le pays voulait produire suffisamment d’électricité pour ses besoins.
Enfin, ce sont maintenant une quarantaine d’organisations de la société civile qui demandent à la Banque mondiale de mettre fin à son projet dit « des communautés prospères et pacifiques », un programme de 230 millions d’euros d’investissements pour améliorer la vie des communautés et des populations vulnérables des zones de guerre en pays Karen. Mais ce sont justement ces communautés qui s’opposent au projet. Comme l’exprime l’un des leaders de la contestation, « nous autres, les populations victimes de la guerre, sommes ceux qui veulent plus que n’importe qui la prospérité et la paix. Mais ce projet sera mis en œuvre par Nay Pyi Taw alors qu’aujourd’hui encore le principal écueil à la paix est que tout se décide à Nay Pyi Taw, que les communautés locales ne sont jamais vraiment impliquées équitablement dans les projets et qu’au final ceux-ci, sous couvert d’apporter la paix, créent ou renouvellent les conditions du conflit ». Et de conclure : « Nous sommes pour de vrais investissements dans notre région bien sûr, mais mis en place et gérés par les locaux, dans le cadre de vraies approches participatives, pas de simulacres ».